Le retour du travail à la chaîne

Antony DRUGEON

Animateur de communauté associative

Oct 8, 2006
Le retour du travail à la chaîne

Dossier centres d’appels au Maroc

Travée de centre d'appel casablancais.
Travée de centre d'appel casablancais.

Le retour du travail à la chaîne

Avec l’avènement d’une société de services, où l’industrie et le travail mécanisé décline, on avait espéré un temps que le travail serait de moins en moins répétitif. La société de services serait la société du relationnel, donc du travail humanisé. Mais les prévisions optimistes faites par les économistes il y a quelques années ont du plomb dans l’aile. Car si les centres d’appels sont l’exemple même de l’essor des services dans l’économie, ils n’en sont pas moins des exemples de néo-taylorisme.
L’organisation du travail, caractérisée par la recherche de la rentabilité optimale, favorise des conditions de travail éprouvantes. Mehdi H, 23 ans, téléconseiller pour un opérateur téléphonique, témoigne : « Le travail est si prenant que le soir, je n’ai plus envie de faire quoi que ce soit« . Les horaires l’expliquent en grande partie : généralement six jours sur sept de travail, à raison de journées de 9h. Mais le décalage horaire avec la France, principal pays partenaire, justifie que de nombreux Marocains commencent leur journée de travail dès 6h du matin. Ces horaires contraignantes sont le principal motif de démotivation des employés. Adil M., 25 ans, et qui travaille également dans un centre d’appel à Casablanca, est nettement moins enthousiaste qu’au moment de son embauche, lorsqu’il arrivait tout droit de Oujda, il y a tout juste trois mois : « Les consultations chez le médecin, les courses, les démarches administratives, et tout simplement les loisirs, pour tout ça je n’ai plus le temps! » peste-t-il, en rajoutant « il me faut des fois prendre des congés pour aller chez le médecin« . Ceux qui quittent ces centres d’appels le font principalement pour cette raison, faute de trouver de contrat à temps partiel.

Mais outre ces semaines chargées, les employés doivent faire face à un stress permanent. Car chaque salarié est sous-évaluation permanente. Dans les centres de réception d’appels, chaque employé est susceptible de faire l’objet d’écoutes. Ces écoutes, fréquentes, contrôlent la maîtrise du français, les connaissances des scripts, la politesse, etc. Et donnent lieu à une notation, qui joue un grand rôle dans l’évolution de carrière de l’employé. Dans les centres d’émission d’appels, le système est différent, car il n’y a pas de service d’écoute. Mais le stress est peut-être plus important. En effet, ces centres sont souvent consacrés au démarchage auprès de clients européens. Dès lors, chaque vendeur est placé devant une obligation de résultat, qui impacte fortement le salaire. Ce qui devient une source de stress à part entière. Hanane, 21 ans, par exemple, démarche des particuliers en Belgique pour le compte d’une société de maquillage. Elle doit passer plus de 400 appels par jour pour réaliser tout au plus deux ou trois ventes. Un rythme rapidement décourageant. Et pourtant, Hanane doit chaque jour réaliser au moins une vente pour ne pas se voir prélever 3 heures de salaire. Une menace qui chaque jour lui fait mettre en jeu 60 dh.
Stressant également, le contrôle de l’assiduité, qui met souvent en péril l’évolution professionnelle pour le moindre retard. Les promotions se gagnent et se perdent en minutes de retard, lorsque la compétence professionnelle est sensiblement la même. De fait, il n’existe aucun moyen d’échapper à son travail et à la surveillance de la direction. Oussama, 20 ans, salarié du centre d’appel de HP à Casablanca, explique même: « Si l’on passe trop de temps à faire des manipulations sur l’ordinateur sans passer d’appels, le « team manager » nous rappelle à l’ordre. » Horaires astreignants, surveillance étroite et efforts permanents sont donc le prix à payer pour avoir un salaire relativement plus favorable que dans d’autres secteurs.

Antony Drugeon, LIBERATION, le 7 & 8 octobre 2006

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Sep 4, 2006
De Cervantès à Molière, le coeur des Marocains vacille

Derrière l’essor des cours d’espagnols, c’est toute l’Espagne qui se rapproche des Marocains.

L’engouement pour la langue espagnole se confirme, alors que le français stagne. Le Maroc n’hésite certes pas entre les sommets de la francophonie et ceux des pays hispanophones, mais force est de constater que depuis quelques années la domination de la langue française comme deuxième langue du pays est écornée. Si le français est indubitablement encore première langue européenne au Maroc, c’est surtout la progression de l’espagnol qui étonne, comparativement à la stagnation du français. En effet la langue de Cervantès séduit de plus en plus de Marocains. Par exemple, les inscriptions en cours d’espagnol au sein des Instituts Cervantès sont passées de 2.900 en 1991 à 12.000 en 2006, instituts de Tanger, Tétouan, Fès, Rabat et Casablanca réunis. Soit une progression de 300 % en 15 ans ! A titre de comparaison, les cours de français à l’institut français de Casablanca ont attirés en 2005 27.800 personnes contre 4.400 à l’Institut Cervantès de Casablanca. L’espagnol, par rapport à son importance, s’en sort donc bien sur la scène marocaine des cours de langue. Les prêts de livres pour les instituts Cervantès et Français de Casablanca concernent respectivement 14.700 personnes contre 10.000. Le David espagnol rivalise donc avec le Goliath français. Les femmes sont plus nombreuses (53,3%) à apprendre l’espagnol dans les instituts Cervantès au Maroc et les jeunes de 17 à 25 ans représentent une proportion non négligeable (35%) des étudiants de ces instituts. Par ailleurs les inscriptions en université au sein des départements de littérature espagnole ont concerné l’année dernière pas moins de 2.600 personnes, réparties au sein des cinq universités proposant ce cursus au Maroc (Rabat, Fès, Tétouan, Casablanca, Agadir).

On le voit la « présence » espagnole au Maroc n’est pas exclusivement restreinte à l’ancien Rio de Oro, Madrid ayant fait le choix stratégique de jouer la carte du Maroc. Antonio Martinez Luciano, directeur de l’Institut Cervantès de Casablanca, explique d’ailleurs : « L’Espagne a implanté onze collèges et lycées au Maroc, et avec cinq instituts Cervantès, le Maroc est le pays le mieux desservi au monde » Comment expliquer cette situation? Pour M. Luciano, la réponse est double.

De la movida à la nayda

D’une part nombreux sont ceux qui estiment que le castillan peut les aider à s’intégrer plus facilement dans le marché de l’emploi, ou à ouvrir davantage d’horizons professionnels pour ceux qui travaillent, tant le français n’est souvent plus un moyen de se démarquer sur le marché du travail. Autre explication, culturelle et politique celle-là : les Marocains s’intéressent à l’Espagne, selon M. Luciano, parce qu’ils comparent la transition que vit actuellement leur royaume avec celle qu’a connu il y a encore peu de temps cet autre royaume plus au Nord. Transition espagnole qui fut protégée des forces réactionnaires par le monarque lui-même, lors du coup d’état pro-franquiste de 1981, où le roi s’était impliqué pour le maintien de la démocratie… et transition progressive pour ne pas heurter la force du catholicisme conservateur, tout en entrant de plein pied dans la modernité et l’Europe, la nayda faisant office de movida à la marocaine. Effectivement la comparaison entre les deux Royaumes voisins est inévitable, et comme l’explique Larbi El Harti, professeur de littérature espagnole à Casablanca, car « le sentiment affectif de proximité avec un pays est un corollaire de l’apprentissage d’une langue ».

Ce qui fait dire à Antonio M. Luciano que le français stagne, voire chancelle, victime de son statut de langue incontournable au Maroc, alors que l’espagnol progresse à vitesse grand V. Un jugement qui fait se dresser Jean-Jacques Beucler, directeur de l’Institut français de Casablanca : « Que les gens apprennent l’espagnol ou l’anglais ne signifie pas qu’ils se détournent du français » Et de rappeler la force de frappe française : avec 23 établissements scolaires au Maroc, la France y scolarise plus de 16.000 élèves, dont les deux tiers sont marocains. Et de rajouter subrepticement que lors des projections de films à l’institut, il n’est pas nécessaire de mettre le sous-titrage… A l’évidence le Maroc est membre à part entière de la francophonie, il ne peut être question d’en douter. D’ailleurs, comme le précise M. Beucler, les inscriptions pour les cours de français ont encore augmenté à l’occasion du mondial de football et du remarquable parcours des Bleus. Ribéry, Zidane et Henry, meilleurs remparts défensifs de la langue française? Si la langue française ne saurait être analysée comme en déclin, mais il se pourrait bien que l’espagnol s’implante à terme comme son alternative.

Antony Drugeon, LIBERATION, le 4 septembre 2006

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Juil 14, 2006
Deux Marocains visés par la politique d’expulsion en France
Manifestation du Réseau Education Sans Frontière à Nîmes (Gard)
Manifestation du Réseau Education Sans Frontière à Nîmes (Gard)

Un lycéen marocain de 19 ans expulsé de France, tandis qu’un autre tente de rebondir sur l’impopularité de ces expulsions.

Un lycéen marocain, Abdallah Boujraf, 19 ans, célibataire et vivant en France depuis l’âge de 14 ans, a été expulsé vendredi 7 juillet vers le Maroc, a indiqué la préfecture de police de Paris.
Ceci survient tandis que le gouvernement français est en plein embarras, alors que l’opposition à la loi sur l’immigration de Nicolas Sarkozy, le ministre de l’Intérieur, gagne toutes les villes de France. Cette loi visant également des enfants, elle est devenue très peu populaire. Ce qui avait contraint N. Sarkozy à déclarer un moratoire sur les expulsions jusqu’à la fin de l’année scolaire. Depuis que celui-ci est arrivé à expiration, de nombreuses associations se sont créées pour héberger le cas échéant les enfants menacés d’expulsion et faire ainsi obstacle à l’application des directives du ministère de l’Intérieur. Ces associations se sont fédérées au sein du Réseau Education Sans Frontières (RESF), lequel annonce qu’il s’agit de la première expulsion d’un élève depuis la fin de l’année scolaire et du moratoire.

Selon la préfecture, Abdallah Boujraf, arrivé en France à l’âge de 14 ans pour rejoindre son père qui y travaille depuis 26 ans avec une carte de résident, est « en situation irrégulière » en France. Le lycéen serait entré en France « sans visa » et a sollicité un titre de séjour en mai 2005 (à ses 18 ans) qui lui a été refusé en octobre de la même année. Abdellah Boujraf « n’a pas quitté le territoire » à cette date « comme il y était invité car en situation irrégulière », précise la préfecture.
Le RESF a promis d’organiser une mobilisation pour demander le retour d’Abdellah Boujraf. « On ne désespère pas de l’obtenir », déclare un animateur du Réseau, citant le précédent retour en France d’une Malienne expulsée en mai, ou encore la décision du tribunal administratif de Montpellier d’annuler l’expulsion du collégien Marocain Mourad Kadi. Toutefois ce dossier là risque d’être médiatiquement plus « délicat » : Abdallah Boujraf a été arrêté le 30 juin dernier accusé de l’agression d’un sans domicile fixe (SDF); même s’il nie ces accusations. De plus il n’est pas mineur. Un autre Marocain de 19 ans, Ali Taghda, menacé d’expulsion, suscite également une large mobilisation en sa faveur, dans la région de Montpellier. Arrivé en France en 2002, il vit avec son père handicapé qu’il assiste, lequel est muni d’une carte de séjour et travaille en France depuis 1970.

Désormais, le gouvernement français semble handicapé par ce dossier. En effet, si Nicolas Sarkozy espérait affirmer son image de présidentiable auprès de la droite, il a choqué l’opinion publique en s’en prenant même à des mineurs. Il a dû reculer en prononçant un moratoire mais celui-ci n’a pas permis à la contestation de retomber comme il l’escomptait avec l’arrivée de l’été et de la Coupe du Monde. La préfecture de Paris a cru apaiser la situation en déclarant envisager de « régulariser plusieurs milliers de famille ». Mais cela a suscité un malaise au sein de la droite, à laquelle Nicolas Sarkozy ne cesse de répéter que les régularisations ne s’étudient qu’ « au cas par cas ». Les difficultés du ministre de l’Intérieur faisant la satisfaction du Premier Ministre et rival de Sarkozy, Dominique de Villepin. Pendant ce temps, la gauche espère pouvoir reprendre des couleurs et espère sortir de son atonie à l’approche des élections présidentielles et législatives de 2007.

Antony Drugeon, LIBERATION, le 14 juillet 2006

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Juin 29, 2006
Les expulsions d’enfants de parents clandestins en France émeuvent l’opinion publique

Mobilisation d’une école toulousaine contre l’expulsion d’un Marocain et d’une Angolaise

Mardi, plus d’une cinquantaine de personnes se sont rassemblées devant une école primaire de Toulouse (sud-est de la France) pour manifester leur soutien aux deux enfants qui y sont scolarisés mais menacés d’expulsion. Un petit Marocain et une petite Angolaise, dont les mères sont menacées d’expulsion, sont ainsi au centre de cette mobilisation. La mère Marocaine, Zakia Abchir, est arrivée du Maroc avec son fils Rafik en 2002 pour rejoindre le père, un chauffeur vivant à Toulouse depuis 20 ans et titulaire d’une carte de séjour. Mais Zakia Abchir s’est vu refusé sa demande de regroupement familial en se faisant prier par la préfecture de quitter le territoire français sous deux mois, a expliqué une représentante de son collectif de soutien. Très vite, « les parents en apprenant la situation ont décidé de faire une pétition pour permettre à ces enfants de rester en France » a expliqué la directrice de l’école Emy Levy à la presse. Le mouvement a su mobiliser lors de la manifestation de mardi dernier non seulement des parents et leurs enfants, mais aussi des conseillers régionaux et généraux, des membres du Réseau Educatif Sans Frontières (RESF) et la Ligue des Droits de l’Homme (LDH).

Ces évènements traduisent le renforcement de la lutte contre l’immigration clandestine menée par le ministre de l’Intérieur, Nicolas Sarkozy. Celui-ci ne cache plus son ambition de disputer à Jean-Marie Le Pen (FN, extrême-droite) son électorat, cherchant à se forger une image intransigeante et sécuritaire. Une stratégie directement inspirée du choc de 2002, lorsque M. Le Pen avait à la surprise générale atteint le second tour de l’élection présidentielle.

Ainsi, Nicolas Sarkozy entend multiplier les expulsions des familles non régularisées. C’est dans ce contexte qu’a été voté son projet de loi sur l’immigration le 17 juin par les sénateurs. Cette loi prévoit notamment de limiter le regroupement familial. Ainsi celui-ci serait soumis à certaines conditions de ressources et de logement ; en outre le délai de 2 ans nécessaire pour qu’un conjoint de Français obtienne une carte de résident valable 10 ans passerait à 3 ans. La loi pour rentrer en vigueur doit être votée par les députés ce qui devrait survenir vers le 1er juillet.

Mais l’opposition à ce projet de loi, si elle prenait de l’ampleur, pourrait peut-être contraindre le gouvernement à faire marche arrière. En effet, d’ores et déjà, alors que les expulsions de clandestins se multiplient, on assiste à des mobilisations dans les écoles où sont menacés d’expulsion certains élèves, où des collectifs de parents d’élèves souvent soutenus par la direction de l’école se constituent. Certains espèrent même déjouer les plans de la police en abritant chez eux les enfants « clandestins » et en allant les chercher à l’école. Le sujet occupe le devant de la scène médiatique en France depuis quelques jours déjà.

Ainsi, le 6 juin, au Mans (ouest) la police est venue expulser deux enfants kurdes Turcs en interrompant la classe. Cela a eu pour effet de mobiliser l’association de parents d’élèves FCPE, le Mouvement contre le Racisme et Pour l’Amitié entre les Peuples (MRAP) et la Ligue des Droits de l’Homme pour une manifestation samedi dernier, qui a réuni 11.200 personnes selon la police, et 35 000 selon les organisateurs.

Antony Drugeon, LIBERATION, 29 juin 2006

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