Salman Rushdie, le conteur passionné

Antony DRUGEON

Animateur de communauté associative

Oct 23, 2008
Salman Rushdie, le conteur passionné

Salman Rushdie. Photo : Antony Drugeon (CC)
Salman Rushdie. Photo : Antony Drugeon (CC)

A l’occasion de la sortie de son nouveau livre, L’enchanteresse de Florence, l’écrivain indien Salman Rushdie était l’invité de la Fête du Livre, à Aix-en-Provence (sud de la France), du 17 au 19 octobre.

Un homme assis face à un mur d’yeux. Le regard serein et rieur à la fois, les paupières presque tombantes, Salman Rushdie fait figure de patriarche érudit. L’homme sait captiver son auditoire sans jamais se départir pour autant de sa nonchalance. Sa notoriété se charge, seule, de saisir l’attention de la foule, venue remplir l’amphithéâtre où se tient sa conférence.

Mais qui est Salman Rushdie ? Le nom de l’écrivain a beau être irrémédiablement associé à la fatwa de l’ayatollah Khomeyni, suite à la publication des Versets sataniques en 1988, il n’en reste pas moins empreint de mystère. Comme si cette publicité retentissante avait éclipsé tout le reste. Nombreux sont ceux qui voient en lui un essayiste spécialiste du blasphème, que ce soit pour l’en féliciter ou l’en blâmer. « A cause de la fatwa, beaucoup de gens m’ont pris pour un auteur religieux, ennuyeux, et incompréhensible, à l’image de ceux qui m’attaquaient » déplore l’écrivain indo-britannique, qui considère que « cette ombre portée sur mon œuvre est pire que la fatwa elle-même ».

Salman Rushdie. Photo : Antony Drugeon (CC)
Salman Rushdie. Photo : Antony Drugeon (CC)

A l’occasion de la traduction en français de son dixième roman, L’enchanteresse de Florence, Salman Rushdie rappelle au lectorat francophone qu’il n’en est rien. Ce roman historique plonge le lecteur à la charnière des XVe et XVIe siècles, entre la Florence des Médicis et l’Empire Moghol où règne le puissant Akbar. Mais il est imprégné de contes d’amour, de trahison, de pouvoir, de magie et de sorcellerie, tous plus enchanteurs les uns que les autres. Le roman s’inspire ouvertement des Mille et une nuits, et entraîne le lecteur dans les histoires du narrateur, emboîtées les unes dans les autres. Le seul moyen pour cet énigmatique beau parleur de sauver sans cesse sa vie auprès de l’empereur moghol, tel Schéhérazade.

Salman Rushdie, un mystique qui s’ignore ?

L’enchanteresse de Florence mêle donc la fiction à l’Histoire. « Quelques libertés ont été prises avec l’Histoire, dans l’intérêt de la vérité », avertit, insolent, l’auteur, dès la première page. Une façon pour Salman Rushdie, natif de Bombay, de se situer au confluent de la rationalité et de l’émerveillement, de l’Occident et de l’Orient. Non pour les opposer, mais plutôt pour les faire se rencontrer. « Du fait de ma position personnelle, entre les cultures indienne et anglaise, j’ai toujours voulu écrire sur les rencontres entre des mondes différents » explique Salman Rushdie.

Antony Drugeon
Salman Rushdie. Photo : Antony Drugeon (CC)

Une rencontre physique imaginée de toute pièce pour  le bienfait de l’histoire, mais qui sert de prétexte à une réelle comparaison entre les Renaissances italiennes et mogholes d’alors. « Ce qui m’intéressait dans cette époque, c’est qu’en ces deux endroits, on y assiste au développement de la valeur individuelle, à l’éloignement de l’idée de la religion et du groupe » développe l’auteur, qui se réjouit de voir « la vie sensuelle triompher dans les deux cas ». L’individualisme et l’enchantement réunis, en quelque sorte.

Salman Rushdie serait-il un mystique ? Il s’en défend, lui qui souligne « [venir] d’un pays frappé par les gourous », mais reconnaît que « l’écriture permet de combler le vide laissé par la mort de Dieu ». L’univers délirant sorti de son esprit permet, « comme la religion pour d’autres », d’approcher « cette part d’immatériel et d’irrationnel qui nous anime tous ». D’ailleurs, s’il ne goûte guère à la superstition dans la « vraie vie », il admet être particulièrement friand de « sorcellerie, de miracles et de mythologie » dans son écriture.

Antony Drugeon
Salman Rushdie. Photo : Antony Drugeon (CC)

« Franchir la ligne », tel est son leitmotiv. Car il refuse de soumettre la créativité de l’écrivain à quelque cause que ce soit. Ni la patrie, ni, bien sûr, la religion. L’auteur de Franchissez la ligne est formel : « C’est absurde de parler de responsabilité pour l’écrivain, il n’y a que l’inspiration qui compte ». C’est donc tout naturellement que Salman Rushdie soutient la publication des caricatures de Mahomet. « Il serait tout à fait inacceptable de ne pas les publier » tranche-t-il, argumentant que « répondre à la violence en se soumettant ne permet pas d’avoir la paix, il faut même les republier ! ». Celui dont la vie et l’œuvre font un pont entre l’Orient et l’Occident n’ignore pas que nombreux sont ceux qui « rejettent le mélange des cultures, l’enrichissement mutuel », mais il leur signale qu’ils ne pourront pas « uniformiser le monde » et leur conseille donc de faire avec. Un simple conseil de patriarche, pas une fatwa.

Antony Drugeon, le 23 octobre 2008

Salman Rushdie, L’enchanteresse de Florence, 2008, éditions Plon.

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Déc 4, 2006
L’exposition du voyage intérieur

Exposition « Amour et méditation», contre le Sida.

L’exposition du voyage intérieur

Ahmed El Amine expose des œuvres tout en sensibilité et pudeur sur les autres, dans un esprit teinté de soufisme, et se mobilise ainsi contre le Sida.

Le soufisme s’invite en force dans les tableaux d’Ahmed El Amine. Ce peintre amoureux de la quête perpétuelle du style comme de la technique expose actuellement ces œuvres au café Amphytrium de Casablanca, avec cette inspiration soufie revendiquée : les tableaux, tout en retenue, en discrétion, semblent des songes échappés de l’esprit méditatif de leur auteur. Clairement, les personnages, en cercle, vêtus de façon ample, asexués, communiquent une impression de solidarité tranquille, la cohésion de tous se faisant comme par évidence, sans heurts ni relation de pouvoir. L’être est là, avec sa dignité, sa retenue, sa différence aussi. Petits ou grands, plutôt hommes ou femmes, tous finissent par fusionner en bas de tableaux en une seule étoffe, impression accentuée par la peinture ou les traces d’eau coulant volontairement. Les couleurs, chaudes, mais opaques, invitent à voyager, peut-être jusqu’en Afrique, au moins jusqu’à Marrakech. Variations de couleurs ocres, toutes homogènes, les tableaux dessinent un univers en soi, où la vitesse est inconnue, où l’ode à la douceur est permanent. A l’unisson en se tenant par les bras, créant un cercle de pureté par leur entente, ou se faisant face comme pour se chercher, ces personnages indistincts et pourtant pluriels posent la question du vivre-ensemble. Vivre ensemble possible dans le recueillement, le respect, l’humilité.

Mais deux périodes, deux inspirations s’affrontent dans cette même exposition. D’autres toiles, plus lumineuses, aux couleurs froides et vives, vont encore plus loin dans la dépersonnalisation des personnages. Formes géométriques et grands aplats de couleur s’articulent pour suggérer des visages, des corps, des situations. Le visiteur est laissé libre de donner à la toile son sens, et même son titre.
Le baiser, les couples sur des bancs, la femme avec son enfant, sont autant de figures éternelles et innocentes où la sensualité et l’imagination du visiteur s’exprimeront avec liberté, le peintre revendiquant fièrement le rôle actif du spectateur dans la peinture.
Une position plus que jamais d’actualité puisque cette exposition se donne une ambition sociale, à laquelle le visiteur est invité à participer lui-même. En effet, 20% du prix de chaque œuvre est reversé à la fondation Sida Entreprises Maroc, plate-forme d’entreprises œuvrant à la lutte contre le Sida au côté de l’ALCS (Association de Lutte Contre le Sida), et qui a déjà, à son actif, la réalisation de formation de pairs éducateurs dans les entreprises pour y faciliter la sensibilisation au sein du monde du travail. Le nom de l’exposition, Amour et méditation, renvoie donc autant aux sujets évoqués qu’à la démarche. A méditer.

Antony Drugeon, LIBERATION, le 4 décembre 2006

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Oct 15, 2006
Tariq Ramadan interroge la pratique religieuse

Compte-rendu de la conférence « Islam et culture » donnée par Tariq Ramadan, le samedi 7 octobre 2006 à Casablanca.

Le centre culturel Sidi Belyout à Casablanca a accueilli samedi dernier Tariq Ramadan, qui à l’occasion de la sortie de son livre Vie du prophète Muhammad a tenu une conférence sous le thème de « équilibre entre matérialité et spiritualité à la lumière de la vie du prophète ». L’occasion pour lui de mettre en garde contre une pratique de la religion purement formelle, vidée de son sens spirituel. Face à un auditoire d’environ 300 personnes, le professeur d’islamologie est revenu sur des épisodes de la vie de Mahomet, pour souligner que chaque détail de l’existence même en apparence insignifiant peut se révéler utile à la propre réforme de l’individu par la suite. Tariq Ramadan a donc défendu sa vision du musulman comme étant celle d’un individu faisant toujours un travail sur lui-même pour chercher le sens de son existence. Rappelant que le ramadan fut pour Mahomet un exil intérieur, il a exhorté l’auditoire à ne pas voir dans le ramadan qu’un jeûne, insistant sur la pureté des actes et des sentiments également. « Malheureusement nous sommes trop formalistes » a-t-il regretté, craignant que le ramadan ne devienne une période de festivités et de festins comme Noël, au détriment de la valeur spirituelle du rite. Tariq Ramadan a défendu ce retour sur soi à fin responsabilisation. « L’islam n’entretient pas la victimisation, mais plutôt la responsabilisation » car si la religion, du point de vue formel, trace la frontière entre le bien et mal, et donc permet de juger, du point de vue spirituel, en revanche, le pratiquant est invité à « trouver 70 excuses à son frêre » pour lui pardonner. Cette dialectique entre le jugement (‘adl) et l’amour de Dieu (ihssane) est trop souvent déséquilibrée du côté du jugement, estime Tariq Ramadan.

L’auditoire, attentif, a semblé estimer au plus haut point l’intervention. Au moment des questions, de nombreux intervenants ont évoqué les problèmes de mésentente entre l’islam et l’Occident. Tariq Ramadan, qui revendique son rôle de pont entre les deux, a mis en garde contre le « piège de la polarisation » en deux blocs. Invitant les musulmans à ignorer les provocations comme les caricatures danoises de Mahomet, il a souligné le rôle contre-productif joué par les réactions émotives et excessives de certains musulmans. Concernant les récents propos du papa sur l’islam, il a défendu une position relativement originale puisqu’il n’a pas vu dans les propos de Benoît XVI d’agression vis-à-vis de l’islam à l’exception d’une autre partie de ce même discours qui considère l’Europe comme exclusivement chrétienne et grecque. Or selon lui la population musulmane en Europe aura doublé dans 50 ans, et l’islam ne peut donc continuer à être perçu comme extérieur à l’occident. S’il a refusé que la religion musulmane puisse être qualifiée de violente par essence, il a invité les critiques de l’islam à se pencher sur les sources des violences avant de les juger. Une façon de défendre, à côté de l’idée de justice, celle de justesse. Comprendre avant de juger.

Antony Drugeon, LIBERATION, 14 & 15 octobre 2006

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Oct 7, 2006
Entretien avec Tariq Ramadan

A l’occasion de sa conférence « Islam et culture » tenue à Casablanca le 7 octobre 2006

Entretien avec Tariq Ramadan

Libération : Vous vous réclamez d’un islam réformiste mais certains vous accusent de vouloir « islamiser la modernité ». Quel est votre projet réformiste ?
Tariq Ramadan : Il faut commencer par déconstruire ces questions elles-mêmes. Car poser le débat en ces termes, c’est opposer les deux notions, islam et modernité. Ce qui suppose que l’un des deux doit l’emporter sur l’autre. Mais c’est une hypothèse scientifiquement fausse, historiquement non-fondée, et absolument non vérifiée dans l’expérience. Je travaille simplement à aider les musulmans en Occident à être eux-mêmes, mais en France particulièrement l’intégration est synonyme de renoncement à ses origines. Être soi-même, rester musulman, ce serait participer à l’islamisation du pays ! Or on peut très bien être à la fois européen et musulman. Il faut admettre que chaque tradition peut mener à l’universel, qu’il n’y a pas nécessairement de conflit entre les visions du monde musulmanes et européennes. Les points communs entre les deux sont nombreux, et conduisent à l’entente mutuelle ; les cas de conflit entre les principes du pays d’accueil et ceux de la culture musulmane, comme le cas du foulard, sont rares, mais ils supposent une adaptation. Après tout, l’islam peut s’accommoder des différences culturelles locales. Beaucoup de musulmans croient que l’unicité de l’islam signifie l’uniformisation. Pas du tout ! La seule exigence que j’ai vis-à-vis des pays occidentaux, c’est de leur demander le droit d’être soi-même. La charia, ce n’est pas comme on le dit souvent en Europe un code pénal précis et rigide, mais c’est aussi et surtout un corpus de valeurs, de principes que l’on doit se choisir en accord avec sa société.

Libé : Vous avez récemment critiqué les propos du pape comme une nouvelle provocation à l’égard des musulmans, après l’affaire des caricatures de Mahomet. Mais n’y a-t-il pas une distinction à faire entre la critique de l’islam par la droite européenne populiste et l’attitude d’une certaine gauche européenne et française en particulier, avec le journal français Charlie Hebdo par exemple, dont la culture politique est hostile à l’idée même de religion, ce qui ne vise donc pas exclusivement l’islam ?
TR : La tradition politique de la satyre est effectivement une réalité de l’histoire de la gauche en France. Mais je ne pense pas que Charlie Hebdo (journal satyrique français qui avait publié les caricatures de Mahomet, et poursuivi en justice par des associations musulmanes, NDLR) s’inscrive dans cette tradition. C’est une évolution récente, mais la direction de Charlie Hebdo est animée d’un souci de la provocation perpétuelle et systématique, c’en est presque obsessionnel. Les propos de Philippe Val et de Caroline Fourest sont racistes, il n’y a pas de respect des personnes dans leurs discours. Je préfère ignorer ces gens, plutôt que de leur faire de la publicité en les poursuivant en justice. Je n’ai pas de respect intellectuel pour eux.

Libé : Votre conférence porte sur les liens entre culture et spiritualité. Ne peut-on parler de mélange des genres entre la culture arabe et la religion musulmane ?
TR : Bien sûr, et c’est une confusion problématique. La langue arabe n’est que le média, le vecteur du message de l’islam, mais cela suffit pour instituer l’idée selon laquelle le « meilleur » islam serait celui des Arabes. Beaucoup d’exégèses ont été faites à partir de la culture arabe. Mais c’est faux, la culture arabe n’est pas la culture de l’islam. Quelquefois, la culture arabe s’oppose même aux principes de l’islam, ou devient le prétexte, la justification de pratiques au nom de l’islam. Car le texte étant en arabe, on est facilement tenté par des interprétations littérales. Mais si l’islam est universel, les cultures elles sont relatives. Il faut donc savoir être critique sur toutes les cultures et en prendre le meilleur. Par exemple, si la pudeur est le principe universel défendu par l’islam, elle peut connaître des modalités d’application différentes selon les cultures. Ainsi le noir est la couleur de la pudeur pour les Arabes, mais pour les Africains on peut parfaitement porter des vêtements très colorés et être pudique.

Libé : Le rapport à la femme est-il un autre exemple de prégance de la culture arabo-méditerranéenne sur l’islam à proprement parler ?
TR : Tout à fait. L’approche culturelle projette des choses dans la religion telles que la violence conjugale, les mariages forcés, l’excision, alors que ce sont des éléments absents des textes. Il faut en prendre conscience et ne pas avoir peur d’évoluer sur ces questions.

Libé : Comme sur l’éventualité de l’imamat pour les femmes ?
TR : Il existe plusieurs rites en islam, actuellement le rite malikite ne reconnaît pas aux femmes le droit de conduire la prière. Cela changera peut-être un jour, après tout il est possible de regarder ce qui se fait dans les autres rites. Mais je ne pense pas qu’il faille dire au rite malikite ce qui ne va pas chez lui, tout changement doit être mûri de l’intérieur. Je souhaite que le débat se construise en interne à partir de la réalité marocaine. Mais je considère que l’imamat féminin n’est pas la question la plus importante, ce qui compte beaucoup plus c’est que des femmes soient formées et soient capables de former. C’est là une grande évolution, car elle permet de favoriser l’accès à la connaissance, de donner une opinion.

Propos recueillis par Antony Drugeon, LIBERATION, le 14 & 15 octobre 2006

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