Quand la diplomatie du makrout pédale dans la semoule

Antony DRUGEON

Animateur de communauté associative

Oct 27, 2008
Quand la diplomatie du makrout pédale dans la semoule

Antony Drugeon
L'engouement des Français pour la nourriture marocaine ne profite guère au Maroc. Photo : Antony Drugeon (CC)

La nourriture marocaine serait-elle en passe de perdre son rayonnement international ? Plongée dans le secteur alimentaire marocain d’Aix-en-Provence, en France.

« Vous représentez le Maroc mieux que moi » aurait reconnu M. Sijilmassi, l’ambassadeur du Maroc en France, après un repas au Riad, l’un des restaurants marocains les plus renommés d’Aix-en-Provence (sud de la France), s’adressant à son propriétaire. C’est du moins ce que se plaît à raconter celui-ci, Ali Az-Ziani, avec une fierté très peu contenue. Et force est de constater que les premiers ambassadeurs du royaume chérifien à l’étranger sont les restaurateurs et les pâtissiers marocains. En effet, en France, la nourriture et la décoration orientale sont généralement qualifiées de marocaines, au point que Sabine Calstier, gérante du magasin d’ameublement et décoration syro-libanais Au pays des merveilles, à Aix, s’en exaspère. « Les clients se disent toujours pouvoir trouver moins cher en allant au Maroc ! » explique cette commerçante positionnée sur le haut standing et le design dernier cri.

A la pâtisserie marocaine Mosaïque, dans la rue Van Loo, la popularité du Maroc auprès des Français confine même à la ferveur. Dans un local étroit mais propre, aux murs carrelés de motifs traditionnels marocains, une vitrine impeccable abrite diverses assiettes recouvertes de cellophane. Cornes de gazelle, chabakias, khmissettes, mchweks, baklavas et montecaos s’y laissent admirer en ordre de bataille. Un grand plat contient msemmens, baghrirs et autres pastillas. Installée derrière sa table en fer forgé, son verre de thé à la menthe à la main, Jacqueline, 59 ans, se rêve propriétaire des lieux : « Bonjour ! » lance-t-elle aux clients qui entrent. Cette habituée ne tarit pas d’éloges sur la maison et ses pâtisseries, qui « ne sont pas du tout dégoulinantes de miel comme se l’imaginent la plupart des gens ».

Une réputation imméritée ?

Cependant le Maroc jouit d’une renommée qui le dépasse désormais. En effet, les produits marocains sont loin de se tailler la part du lion dans les épiceries orientales. Ali Az-Ziani, également propriétaire de la pâtisserie Mosaïque, confie : « Pour les matières premières, nous nous fournissons auprès d’un grossiste turc qui fait autorité sur le secteur ; il n’y a pas d’équivalent marocain, car le Maroc ne fait rien pour se mettre en valeur ». Et de pester contre les autorités marocaines, qui n’apportent « aucune aide, mais au contraire qui cassent les pieds à la douane ». L’épicerie orientale la plus fréquentée d’Aix-en-Provence est vraisemblablement La corbeille d’Orient, rue des Cordeliers. Le son de cloche n’y est pas plus encourageant. Entre les grands sacs de semoule, les odorants bocaux de raisins secs, le savon noir, les falafels et le boulghour, son gérant, M. Charkrajian, explique que ses produits proviennent de nombreux pays, mais que le Maroc n’y joue qu’un faible rôle. En effet, la production chérifienne s’y résume aux dattes, lorsque c’est la saison, et… au vin. Même le safran provient d’Iran.

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Ce restaurant marocain d'Aix-en-Pce vise une cible à fort pouvoir d'achat. Photo : Antony Drugeon (CC).

Le rayonnement international du Maroc reposerait donc sur Boulaouane, mais aussi sur la harira. Laquelle est en effet produite à El Jadida par Maggi, du groupe suisse Nestlé, mais simplement pour que celui-ci aie le droit d’utiliser l’appellation « harira ». Un sombre tableau que ne rejette pas Gilles Guillem. Ce marchand d’olives depuis 22 ans tient un étal sur le marché du boulevard de l’Europe, presque exclusivement dédié aux olives. Celles-ci proviennent toutes du Maroc, « parce qu’il y a une vraie diversité là-bas » explique-t-il. Tout en réajustant l’écriteau « olives mixtes à la harissa du Maroc », il ajoute « ce n’est pas comme ici en Provence, que les gens persistent à percevoir comme le pays de l’olive ». Pourtant, poursuit-il, « le Maroc ne fait rien pour encourager les exportations, il n’est là que empocher des tarifs douaniers très élevés ». Quelques étals plus loin, Cyrille Giudalia, 32 ans, se veut encore plus alarmiste. Derrière ses sachets de ras el hanout, cet épicier spécialisé en produits orientaux importés explique d’abord que « les personnes âgées, qui ont le temps de cuisiner, sont ravies de découvrir les saveurs du Maghreb ». Mais, du fait de cette demande, les supermarchés commencent à sentir l’émergence d’un marché nouveau. Ceux-ci produisent désormais eux-mêmes ces produits, avec une qualité parfois inégale, et vendraient à perte, spécialement pour Noël et le Ramadan. « Notre chiffre d’affaire, normalement élevé à ces périodes, a été divisé par deux » déplore-t-il. Les exportateurs marocains apprécieront.

Antony Drugeon, LE JOURNAL HEBDOMADAIRE, le 25 octobre 2008

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Oct 23, 2008
Salman Rushdie, le conteur passionné

Salman Rushdie. Photo : Antony Drugeon (CC)
Salman Rushdie. Photo : Antony Drugeon (CC)

A l’occasion de la sortie de son nouveau livre, L’enchanteresse de Florence, l’écrivain indien Salman Rushdie était l’invité de la Fête du Livre, à Aix-en-Provence (sud de la France), du 17 au 19 octobre.

Un homme assis face à un mur d’yeux. Le regard serein et rieur à la fois, les paupières presque tombantes, Salman Rushdie fait figure de patriarche érudit. L’homme sait captiver son auditoire sans jamais se départir pour autant de sa nonchalance. Sa notoriété se charge, seule, de saisir l’attention de la foule, venue remplir l’amphithéâtre où se tient sa conférence.

Mais qui est Salman Rushdie ? Le nom de l’écrivain a beau être irrémédiablement associé à la fatwa de l’ayatollah Khomeyni, suite à la publication des Versets sataniques en 1988, il n’en reste pas moins empreint de mystère. Comme si cette publicité retentissante avait éclipsé tout le reste. Nombreux sont ceux qui voient en lui un essayiste spécialiste du blasphème, que ce soit pour l’en féliciter ou l’en blâmer. « A cause de la fatwa, beaucoup de gens m’ont pris pour un auteur religieux, ennuyeux, et incompréhensible, à l’image de ceux qui m’attaquaient » déplore l’écrivain indo-britannique, qui considère que « cette ombre portée sur mon œuvre est pire que la fatwa elle-même ».

Salman Rushdie. Photo : Antony Drugeon (CC)
Salman Rushdie. Photo : Antony Drugeon (CC)

A l’occasion de la traduction en français de son dixième roman, L’enchanteresse de Florence, Salman Rushdie rappelle au lectorat francophone qu’il n’en est rien. Ce roman historique plonge le lecteur à la charnière des XVe et XVIe siècles, entre la Florence des Médicis et l’Empire Moghol où règne le puissant Akbar. Mais il est imprégné de contes d’amour, de trahison, de pouvoir, de magie et de sorcellerie, tous plus enchanteurs les uns que les autres. Le roman s’inspire ouvertement des Mille et une nuits, et entraîne le lecteur dans les histoires du narrateur, emboîtées les unes dans les autres. Le seul moyen pour cet énigmatique beau parleur de sauver sans cesse sa vie auprès de l’empereur moghol, tel Schéhérazade.

Salman Rushdie, un mystique qui s’ignore ?

L’enchanteresse de Florence mêle donc la fiction à l’Histoire. « Quelques libertés ont été prises avec l’Histoire, dans l’intérêt de la vérité », avertit, insolent, l’auteur, dès la première page. Une façon pour Salman Rushdie, natif de Bombay, de se situer au confluent de la rationalité et de l’émerveillement, de l’Occident et de l’Orient. Non pour les opposer, mais plutôt pour les faire se rencontrer. « Du fait de ma position personnelle, entre les cultures indienne et anglaise, j’ai toujours voulu écrire sur les rencontres entre des mondes différents » explique Salman Rushdie.

Antony Drugeon
Salman Rushdie. Photo : Antony Drugeon (CC)

Une rencontre physique imaginée de toute pièce pour  le bienfait de l’histoire, mais qui sert de prétexte à une réelle comparaison entre les Renaissances italiennes et mogholes d’alors. « Ce qui m’intéressait dans cette époque, c’est qu’en ces deux endroits, on y assiste au développement de la valeur individuelle, à l’éloignement de l’idée de la religion et du groupe » développe l’auteur, qui se réjouit de voir « la vie sensuelle triompher dans les deux cas ». L’individualisme et l’enchantement réunis, en quelque sorte.

Salman Rushdie serait-il un mystique ? Il s’en défend, lui qui souligne « [venir] d’un pays frappé par les gourous », mais reconnaît que « l’écriture permet de combler le vide laissé par la mort de Dieu ». L’univers délirant sorti de son esprit permet, « comme la religion pour d’autres », d’approcher « cette part d’immatériel et d’irrationnel qui nous anime tous ». D’ailleurs, s’il ne goûte guère à la superstition dans la « vraie vie », il admet être particulièrement friand de « sorcellerie, de miracles et de mythologie » dans son écriture.

Antony Drugeon
Salman Rushdie. Photo : Antony Drugeon (CC)

« Franchir la ligne », tel est son leitmotiv. Car il refuse de soumettre la créativité de l’écrivain à quelque cause que ce soit. Ni la patrie, ni, bien sûr, la religion. L’auteur de Franchissez la ligne est formel : « C’est absurde de parler de responsabilité pour l’écrivain, il n’y a que l’inspiration qui compte ». C’est donc tout naturellement que Salman Rushdie soutient la publication des caricatures de Mahomet. « Il serait tout à fait inacceptable de ne pas les publier » tranche-t-il, argumentant que « répondre à la violence en se soumettant ne permet pas d’avoir la paix, il faut même les republier ! ». Celui dont la vie et l’œuvre font un pont entre l’Orient et l’Occident n’ignore pas que nombreux sont ceux qui « rejettent le mélange des cultures, l’enrichissement mutuel », mais il leur signale qu’ils ne pourront pas « uniformiser le monde » et leur conseille donc de faire avec. Un simple conseil de patriarche, pas une fatwa.

Antony Drugeon, le 23 octobre 2008

Salman Rushdie, L’enchanteresse de Florence, 2008, éditions Plon.

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