Derrière la difficulté de la langue, l’obstacle culturel

Antony DRUGEON

Animateur de communauté associative

Oct 8, 2006
Derrière la difficulté de la langue, l’obstacle culturel

Dossier centres d’appels au Maroc

Les clients de ces téléconseillers ne doivent pas savoir qu'ils appellent au Maroc.
Les clients de ces téléconseillers ne doivent pas savoir qu'ils appellent au Maroc.

Derrière la difficulté de la langue, l’obstacle culturel

« Allo M. X, ici Julien Diet. Je suis viticulteur de la maison de x dans la région de Bordeaux (région fameuse en France pour la qualité de ses vins, NDLR) » C’est ainsi que Hakim commence chacun de ses appels vers la Belgique, où il démarche des particuliers référencés dans l’annuaire pour vendre des caisses de vins. Une démarche qui réussit d’autant plus que le télévendeur parvient à se faire passer pour un authentique professionnel français du vin. D’ailleurs, Hakim, qui n’a jamais bu la moindre goutte de vin, n’a pas le droit de révéler qu’il travaille à Casablanca. Et cette situation est très répandue dans les différents centres d’appels au Maroc. Car l’investisseur, le plus souvent français, tient à préserver son image de marque. Donc à paraître proche de son client.

Mais il n’est pas évident de créer une telle illusion de proximité. Il y a tout d’abord une difficulté liée à la langue. Certes les centres d’appels trouvent aisément au Maroc une main d’œuvre parlant français, mais la maîtrise de certains termes techniques fait parfois défaut. En outre, se faire passer pour un Français implique de comprendre toutes les expressions françaises, même les plus sophistiquées. Mohamed, 24 ans, superviseur au centre d’appel d’un fournisseur d’accès Internet, avoue ainsi être resté perplexe face à une expressions comme « couler comme le bon Dieu en culotte de velours » ou ne pas avoir su écrire « rue des tourterelles ». Quelquefois les clients s’amusent à déceler les imperfections de prononciation, d’accent, chez leur interlocuteur. Pas dupes, ils reçoivent une réponse préparée: « Non, je ne suis pas au Maroc, nous sommes à Rennes, près du supermarché x, sur le boulevard Jeanne d’Arc… Oui, je m’appelle bien Martin et pas Mohamed. »

Même une parfaite maîtrise de la langue française ne suffit pas. Beaucoup de centres d’appels se rendent compte que leurs employés peinent à comprendre les adresses, les propos des clients relatifs à l’actualité nationale, à la politique même, les différents indicatifs téléphoniques, les administrations, etc. Autant de méconnaissances qui trahissent le télé conseiller.
Alors les centres d’appels ont réagi et proposent quelquefois des formations préliminaires. Mais les entreprises ont souvent des exigences spécifiques, et ont besoin de personnes réellement très familières de la culture du pays concerné. D’où ce partenariat original entre de nombreuses sociétés et les instituts français au Maroc. En effet, connus pour leur dimension culturelle, les instituts français proposent depuis 2002 des cours spécifiques aux entreprises intéressées. Avec un programme quelquefois ambitieux. Ainsi, au moment de la campagne référendaire sur la constitution européenne, les instituts français ont même dû programmer des cours pour enseigner la construction européenne, afin que les télé conseillers comprennent les réflexions des clients français. Et désormais, c’est la campagne présidentielle française qui pourrait bien s’inviter dans les programmes. Cette démarche inattendue prend la forme de cours du soir, payés par l’entreprise pour ses salariés. Lesquels, à raison parfois de 10h par semaine, se familiarisent ainsi avec l’univers quotidien des Français. C’est comme cela que la plupart des Français faisant recours aux services des centres d’appels au Maroc ne se doutent même pas d’avoir passé un coup de fil au delà des mers.

Antony Drugeon, LIBERATION, le 7 & 8 octobre 2006.

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Sep 4, 2006
De Cervantès à Molière, le coeur des Marocains vacille

Derrière l’essor des cours d’espagnols, c’est toute l’Espagne qui se rapproche des Marocains.

L’engouement pour la langue espagnole se confirme, alors que le français stagne. Le Maroc n’hésite certes pas entre les sommets de la francophonie et ceux des pays hispanophones, mais force est de constater que depuis quelques années la domination de la langue française comme deuxième langue du pays est écornée. Si le français est indubitablement encore première langue européenne au Maroc, c’est surtout la progression de l’espagnol qui étonne, comparativement à la stagnation du français. En effet la langue de Cervantès séduit de plus en plus de Marocains. Par exemple, les inscriptions en cours d’espagnol au sein des Instituts Cervantès sont passées de 2.900 en 1991 à 12.000 en 2006, instituts de Tanger, Tétouan, Fès, Rabat et Casablanca réunis. Soit une progression de 300 % en 15 ans ! A titre de comparaison, les cours de français à l’institut français de Casablanca ont attirés en 2005 27.800 personnes contre 4.400 à l’Institut Cervantès de Casablanca. L’espagnol, par rapport à son importance, s’en sort donc bien sur la scène marocaine des cours de langue. Les prêts de livres pour les instituts Cervantès et Français de Casablanca concernent respectivement 14.700 personnes contre 10.000. Le David espagnol rivalise donc avec le Goliath français. Les femmes sont plus nombreuses (53,3%) à apprendre l’espagnol dans les instituts Cervantès au Maroc et les jeunes de 17 à 25 ans représentent une proportion non négligeable (35%) des étudiants de ces instituts. Par ailleurs les inscriptions en université au sein des départements de littérature espagnole ont concerné l’année dernière pas moins de 2.600 personnes, réparties au sein des cinq universités proposant ce cursus au Maroc (Rabat, Fès, Tétouan, Casablanca, Agadir).

On le voit la « présence » espagnole au Maroc n’est pas exclusivement restreinte à l’ancien Rio de Oro, Madrid ayant fait le choix stratégique de jouer la carte du Maroc. Antonio Martinez Luciano, directeur de l’Institut Cervantès de Casablanca, explique d’ailleurs : « L’Espagne a implanté onze collèges et lycées au Maroc, et avec cinq instituts Cervantès, le Maroc est le pays le mieux desservi au monde » Comment expliquer cette situation? Pour M. Luciano, la réponse est double.

De la movida à la nayda

D’une part nombreux sont ceux qui estiment que le castillan peut les aider à s’intégrer plus facilement dans le marché de l’emploi, ou à ouvrir davantage d’horizons professionnels pour ceux qui travaillent, tant le français n’est souvent plus un moyen de se démarquer sur le marché du travail. Autre explication, culturelle et politique celle-là : les Marocains s’intéressent à l’Espagne, selon M. Luciano, parce qu’ils comparent la transition que vit actuellement leur royaume avec celle qu’a connu il y a encore peu de temps cet autre royaume plus au Nord. Transition espagnole qui fut protégée des forces réactionnaires par le monarque lui-même, lors du coup d’état pro-franquiste de 1981, où le roi s’était impliqué pour le maintien de la démocratie… et transition progressive pour ne pas heurter la force du catholicisme conservateur, tout en entrant de plein pied dans la modernité et l’Europe, la nayda faisant office de movida à la marocaine. Effectivement la comparaison entre les deux Royaumes voisins est inévitable, et comme l’explique Larbi El Harti, professeur de littérature espagnole à Casablanca, car « le sentiment affectif de proximité avec un pays est un corollaire de l’apprentissage d’une langue ».

Ce qui fait dire à Antonio M. Luciano que le français stagne, voire chancelle, victime de son statut de langue incontournable au Maroc, alors que l’espagnol progresse à vitesse grand V. Un jugement qui fait se dresser Jean-Jacques Beucler, directeur de l’Institut français de Casablanca : « Que les gens apprennent l’espagnol ou l’anglais ne signifie pas qu’ils se détournent du français » Et de rappeler la force de frappe française : avec 23 établissements scolaires au Maroc, la France y scolarise plus de 16.000 élèves, dont les deux tiers sont marocains. Et de rajouter subrepticement que lors des projections de films à l’institut, il n’est pas nécessaire de mettre le sous-titrage… A l’évidence le Maroc est membre à part entière de la francophonie, il ne peut être question d’en douter. D’ailleurs, comme le précise M. Beucler, les inscriptions pour les cours de français ont encore augmenté à l’occasion du mondial de football et du remarquable parcours des Bleus. Ribéry, Zidane et Henry, meilleurs remparts défensifs de la langue française? Si la langue française ne saurait être analysée comme en déclin, mais il se pourrait bien que l’espagnol s’implante à terme comme son alternative.

Antony Drugeon, LIBERATION, le 4 septembre 2006

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Juil 29, 2006
Quand la photo se laisse peindre
Antony Drugeon.
Les cartes postales désuètes revivent grâce à l'intervention du peintre. Crédit photo : Antony Drugeon

Exposition iconoclaste où la photographie apprend à se laisser peindre…

Mardi une exposition de peinture d’un genre un peu particulier s’est clôturée, puisque Ahmed Taoufiq (à ne pas confondre avec le ministre de même nom) vient juste d’exposer à Casablanca 63 toiles, toutes des reproductions de vieilles cartes postales datant de la présence française.

La démarche de reproduire des photographies en en faisant des tableaux peut paraître surprenante. Pourtant, l’idée peut s’avérer particulièrement intéressante. Prenant pour cadre le somptueux siège de la Région du Grand Casablanca, ancienne résidence du pacha, cette exposition a ainsi permis à chacun de découvrir librement les photographies jaunies, en noir et blanc, de Casablanca, où‌ l’ex-« place de France » (actuelle place des Nations Unies) à peine reconnaissable, ignorait encore le goudron.

Les visiteurs ont ainsi pu comparer leur lieu de vie quotidien avec ce qu’il avait pu être auparavant tel que les cartes postales le montraient. Mais l’apport de l’artiste est d’avoir su saisir l’essentiel de chaque photo pour en faire un tableau épuré, où une atmosphère propre est mise à l’honneur, débarrassée des mille fioritures dont sont souvent encombrées les photographies d’une ville déjà grouillante.

Toutefois les représentations de ville étaient loin d’être la seule curiosité de l’exposition, puisque de nombreux portraits permettent de saisir quelques scènes d’une vie quotidienne comme ressuscitée d’un passé oublié, et là encore l’intervention de l’artiste fait d’un portrait parfois trop peu expressif sous forme photographique un tableau saisissant. Ainsi les tenues traditionnelles et les gestes des Touaregs prennent un autre visage, sortant du regard anthropologique du photographe pour recueillir toute la chaleur des couleurs d’un peintre que l’on sent complice (nostalgique, peut-être) de l’époque de ces visages profondément humains.

Ce travail humain et humaniste est d’ailleurs l’œuvre d’un passionné de l’art pour l’art, pour qui la peinture n’est qu’un loisir, puisque ces toiles (il en a déjà réalisé 120) ne sont pas à vendre. Ayant gagné sa vie dans le textile, Ahmed Taoufiq, aujourd’hui âgé de 62 ans, n’a fait de la peinture qu’un passe-temps dénué de toute considération pécuniaire. L’exposition, gratuite, se tiendra désormais à El Jadida, durant tout le mois d’août.

Antony Drugeon, LIBERATION, le 29 juillet 2006

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