« C’est agaçant de toujours parler de vigilance face à l’islamisme » (Emel Mathlouthi)

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Emel Mathlouthi en concert
Emel Mathlouthi en concert. Photo: Antony Drugeon

Emel Mathlouthi, chanteuse tunisienne, est à l’honneur depuis la sortie de son album « Kelmti horra » (ma parole est libre) et la révolution qui a rendu sa voix à la Tunisie. Une voix qu’Emel Mathlouthi assume volontiers incarner.

Quelles sont vos influences musicales ?

Durant mon enfance, j’ai découvert la musique avec les disques de mon père, puis ensuite il y a eu tout ce que m’ont fait découvrir les amis, avec qui on s’échangeait beaucoup de musique, notamment beaucoup de classique et de rock. Ensuite je me suis mise à écouter des choses plus responsables, plus concernées : du rock et du métal des années 1990, j’en suis arrivée au rock et métal des années 1970. J’écoutais beaucoup Joan Baez, Bob Dylan, et leurs équivalents arabes, comme Marcel Khalifé.
C’est vrai que j’écoutais plus de musique anglo-saxonne que française. Mais en Tunisie on écoutait souvent des variétés françaises. C’est surtout l’album de Céline Dion et Jean-Jacques Goldman [D’eux, en 1995, ndlr] qui m’a marqué. C’était l’été de mes 15 ans. C’est cet album qui m’a donné envie de chanter.

Vous avez dit que le cinéma était une source d’inspiration pour vos chansons. Quel cinéma, et de quelle manière ?

Je suis très cinéphile, j’aime beaucoup le cinéma d’auteur. Non seulement parce que c’est un très bon cinéma, mais aussi pour ce que cela permet de découvrir d’un pays et de sa culture. Il permet de faire passer, mais tout en subtilité, beaucoup de choses. Je pense en particulier au cinéma du réalisateur turc Fatih Akin [turco-allemand, ndlr] qui m’a fait aimé la musique turque et Istanbul, à Ken Loach [britannique], des iraniens Kariostami et Makhmalbaf. J’ai aussi été très marquée par le cinéma néo-réaliste italien.
Dans ma musique, cela m’a enseigné la différence entre la construction binaire, classique, et les formes de construction décousues, détachées, que je préfère, qui me permettent de n’être liée à aucune obligation. J’essaie moi aussi de reconstituer une ambiance, cette liberté m’inspire et m’aide dans mes arrangements musicaux.

Reconstituer une ambiance, c’est par exemple, comme dans la chanson Etnia twila, inclure des enregistrements sonores de la rue tunisienne voire de la révolution ?

Oui, il s’agit d’une chanson que j’ai écrite en 2007 en pensant très fort aux rares courageux qui se battent envers et contre tout. Je souhaitais leur rendre hommage, avec un message positif ; leur dire que la révolution est possible. Je jouais avec les sons enregistrés sur place, par exemple avec le cri d’un marchand de légumes qui finit par marquer la fatigue au fur et à mesure qu’avance la chanson. Globalement de 2005 à 2009 j’ai beaucoup écrit, je chantais par conviction… J’espérais que grâce à mes chansons, chacun commence à se révolter.
J’ai été surprise par la révolution ; l’album était alors en préparation, j’ai compris qu’il ne sortirait qu’après. Pour autant, mes chansons ont tout de même participé à la révolution. En 2007, j’avais chanté cette chanson à Paris, place de la Bastille, et RFI l’avait filmé. Une autre fois, c’est une personne avec son téléphone portable qui a fait circuler sur le web une vidéo de moi en train de chanter. Il ne faut pas oublier qu’à partir de 2007/2008, beaucoup de jeunes étaient connectés via les réseaux sociaux notamment, et le buzz a fonctionné pour mes chansons.

Assumez-vous cette étiquette d’artiste engagée ?

C’est sûr que je n’ai pas honte de chanter sur des thèmes politiques. Je trouve que ce sont des chansons fortes, qui méritent d’être mises en valeur par des arrangements. J’ai refusé l’étiquette d’artiste engagée, si cela doit décrire une musique trop peu travaillée… Mes chansons défendent une cause ; grâce à la révolution, mon album a une portée plus grande. Mais une chanson pauvre, sans arrangements, n’aurait aucun écho. Ça me gênerait qu’on ne parle que du côté politique de mes chansons. Je créé moi-même mes sons, sans aller piocher dans une banque de sons toute prête ! J’ai commencé seule, sans argent, sans moyens, j’ai bricolé, je voulais créer un univers.

N’est-ce pas délicat d’être mise en avant et présentée comme la voix de la révolution ?

C’est un honneur. Alors forcément, dès qu’on apparait un peu, on est en proie aux critiques. Mais je n’ai trahi personne, je n’ai embobiné personne, j’ai travaillé seule, personne ne m’a donné de fleurs… J’ai écris mes chansons avec mon ressenti. Maintenant quand je vais dans la rue en Tunisie je suis reconnue. Auparavant, jamais je n’aurais rêvé de toucher le grand public. Pourtant, une fois à Tunis, un vieux monsieur de 64 ans est venu me parler les larmes aux yeux, cela m’a beaucoup touché.

Maintenant que la révolution a renversé Ben Ali, pensez-vous vous mettre en retrait politiquement, ou pensez-vous rester vigilante, par exemple face au gouvernement d’Ennahda ?

Etant en France, c’est tout de même compliqué, avec ce gros débat autour de l’identité nationale, de la viande hallal, toute cette islamophobie… Il faut éviter de tomber dans la diabolisation. Ici on n’a pas dénoncé Ben Ali durant son règne, tandis que les dénonciations sur l’islamisme allaient, elles, toujours bon train, crise identitaire française oblige…
J’en ai marre de ce terme de « rester vigilant » parce que j’ai l’impression que c’est un peu facile. En Tunisie, le pouvoir populaire reste fort, c’est au gouvernement d’être vigilant ! C’est le peuple qui a renversé Ben Ali. Alors je reconnais que le gouvernement actuel n’a pas toutes les compétences requises, il faudrait laisser une grande place à l’opposition…

Je ne me mets pas en retrait, je continue de m’exprimer politiquement, et même dès que je veux sur Facebook ! Je suis une chanteuse, je fais mon métier. C’est le luxe de ce métier que de pouvoir être soi-même.

Dans cet album, aucune chanson d’amour. Pourquoi ?

Si, il y en a une, Dfina ! Mais je la détourne tellement qu’on ne sait pas si ça parle effectivement d’amour… ça devient plutôt un état d’âme à un instant T.
Je renie peut-être ce thème dans mon écriture… D’abord pour ne pas être toujours dans l’addiction à quelqu’un… Et puis c’est tellement fort quand on est avec quelqu’un, qu’on est absorbé par l’instant ! J’écris quelque rares fois sur l’amour déçu. Le problème d’écrire sur l’amour c’est qu’après, lorsque la personne part, la musique reste… Il faudrait que la musique puisse servir à d’autres causes !

Mais dans le prochain album, qui est à 80% déjà écrit, il y aura aussi des chansons d’amour, pas seulement de politique. Ce sera plus mélangé.

Du fait de votre engagement en faveur de la cause palestinienne, pourriez-vous envisager de donner un concert en Israël par exemple ?

Ça dépend où. A Nazareth, à Haïfa, où il y a une grande communauté arabe palestinienne, oui tout à fait. Mais pas à Tel-Aviv – ce n’est pas possible dans le contexte actuel. J’espère que ce pays va se décider à changer complètement de politique. Il est temps qu’Israël réfléchisse à l’intérêt de la région et pas à être à la botte des Etats-Unis et se comporter en ennemi. Il faudra respecter ce peuple palestinien, qui y a beaucoup plus de légitimité. Quelquefois ils se comportent vraiment mal aux check points, et je ne supporte pas les injustices. Cela soulagera le monde.

Je n’y ai encore jamais été, mais il faut savoir que cette situation en dissuade plus d’un, c’est très délicat quand on est arabe de demander le visa… je verrai bien si j’obtiens l’autorisation pour mon concert prochain, à Ramallah.

Propos recueillis par Antony Drugeon


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