Les prisons affichent complet

Antony DRUGEON

Animateur de communauté associative

Oct 24, 2006
Les prisons affichent complet
Les conditions de vie dans les prisons sont une atteinte aux droits de l'Homme.
Les conditions de vie dans les prisons sont une atteinte aux droits de l'Homme.

Un rapport de l’Observatoire marocain des prisons pointe du doigt les conditions de vie en prison.

Sans créer la surprise, cette publication remet d’actualité la question des conditions de vie en prison. Les pénitenciers, arrivés à saturation, offrent des conditions de vie qui « ne répondent pas aux besoins de la vie digne« , avait déclaré notamment Mohamed Abdennabaoui, directeur de l’administration pénitentiaire et de la réinsertion. Il avait proposé en juillet un programme de construction d’établissements pénitentiaires offrant les conditions normales de la vie et les normes de dignité (infirmerie, hygiène, propreté, prévention) et dotés des sites d’activité pour l’éducation et la formation des prisonniers. Mais le problème principal des prisons marocaines est le surpeuplement, la capacité actuelle d’hébergement ne suffisant qu’à la moitié des effectifs.

« Les établissements pénitentiaires reçoivent plus que le double de leur capacité d’hébergement supposée« , a affirmé jeudi le président de l’Observatoire, Abderrahim Jamaï, dans une conférence de presse pour la présentation du rapport annuel de son institution, même si l’Observatoire admet qu’il y a eu des effets positifs de l’augmentation du nombre des établissements pénitentiaires. La surpopulation a des « conséquences graves » sur la vie dans l’espace carcéral, en ce sens qu’elle favorise la promiscuité et la violence et gêne grandement les fonctionnaires dans l’accomplissement de leur mission d’encadrement des prisonniers, explique M. Jamaï.
Le rapport fait état d' »insuffisances de services« , particulièrement en matière d’hygiène personnelle, d’alimentation, d’enseignement, de formation professionnelle et de soins de santé. Le rapport propose plusieurs recommandations pour l’amélioration de la situation dans les prisons marocaines, notamment « la nécessité urgente d’harmoniser la législation marocaine avec les conventions internationales des droits humains, particulièrement en ce qui concerne les conditions minimales de traitement des détenus« .

L’Observatoire se prononce en outre pour l’abolition de la peine de mort, et dénonce des entorses au principe de non-discrimination entre les prisonniers. Il relève même que la loi marocaine ne s’applique pas systématiquement dans les établissements, d’où certaines dérives. Ce qui renvoit alors à un problème de transparence : difficile de connaître ces dérives de l’extérieur. C’est pourquoi l’Observatoire a également suggéré que les ONG puissent accéder aux prisons, et que les commissions de surveillance des prisons puissent faire leur travail sans entrave. Les prisons demeurent en effet particulièrement inaccessibles aux militants des droits de l’homme et aux journalistes, avec toutes les interrogations que cela suscite en terme de respect des droits élémentaires.

Quoiqu’il en soit, le problème du surpeuplement dans les prisons est un secret de Polichinelle, et à cet égard les propositions de l’Observatoire marocain des prisons coïncident avec celles de M. Abdennabaoui : promotion des peines alternatives et des peines assorties de sursis. Enfin, pour rendre le travail des personnels moins pénibles, l’Observatoire propose l’amélioration des conditions morales et matérielles des fonctionnaires, l’augmentation des budgets des établissements pénitentiaires et la mise sur pied, à l’intention de la population carcérale, de programmes « réguliers et permanents » d’éducation et de loisirs. L’Observatoire marocain des prisons est une organisation non-gouvernementale (ONG) fondée en 1999 par des militants des droits de l’homme. Cette institution se fixe pour objectif de protéger les droits des détenus à travers la surveillance de la situation dans les établissements pénitentiaires au Maroc.

Antony Drugeon, LIBERATION, 23 & 24 octobre 2006

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Oct 22, 2006
Casablanca : la métropole s’embourgeoise
Le manque de foncier exerce une pression sur les prix de l'
Le manque de foncier exerce une pression sur les prix de l'immobilier. Photo : Antony Drugeon (CC)

Vivre à Casablanca serait-il en train de devenir un privilège ? A en croire l’évolution des prix, on en est pas loin. La capitale économique du pays connaît une raréfaction des terrains urbanisables, et donc le prix du foncier grimpe en flèche : sur les dix dernières années, les chiffres sont sans appel. Un récent rapport de l’Agence urbaine dresse en effet le panorama des prix de l’immobilier casablancais.

A Casablanca le mètre carré d’habitat économique se négociait autour de 4.000 dh il y a dix ans, aujourd’hui il gravite autour de 7.000 dh. Pour les villas l’évolution est du même acabit : de 2.000 dh, le prix du mètre carré a atteint un peu plus de 4.000 dh; c’est du côté des immeubles que le prix du terrain est l’objet des plus fortes augmentations. Ainsi le mètre carré de terrain à immeuble est passé sur la même période de 9.000 dh à 14.000 dh, selon le rapport de l’Agence urbaine.

Sans surprise, les grands boulevards, le plein centre, sont les plus touchés : dans le triangle de l’avenue El Massira, du boulevard Zerktouni et de l’avenue Hassan II, ainsi qu’autour de la place Mohamed V et de la préfecture, ou sur « le front » des grandes artères (avenue des FAR, boulevards Zerktouni, d’Anfa, Ghandi…) les prix peuvent dépasser les 25.000 dh/m2 ; d’où la présence importante d’immeubles de bureaux. L’habitat est ici trop cher pour la plupart des bourses. Le cadre de vie impacte grandement les prix: le front de mer, à Anfa connaît des prix variants entre 12.000 et 20.000 dh/m2. Le même type d’habitation, (villas) se retrouve à l’ouest et au sud de la ville mais pour des prix inférieurs (entre 8.000 et 12.000 dh). C’est surtout vers l’est de la ville que les prix descendent le plus par rapport au centre ville : avec des prix situés entre 3.000 et 5.000 dh le mètre carré, dans les quartiers populaires de Sidi Othmane, Aïn Chock, ou Moulay Rachid. Au fur et à mesure que l’on s’éloigne du centre ville, explique le rapport, les valeurs diminuent pour atteindre moins de 150 dh/m2 en zone rurale. Seules les zones urbaines, telles que Médiouna ou Tit Mellil font regrimper les prix fonciers (2.000 à 3.000 dh/m2). L’augmentation des prix est telle qu’elle ne se cantonne pas au centre-ville ; la périphérie se renchérit elle aussi. Car si la population de la ville ne cesse de croître, du fait de l’exode rural et d’une forte croissance démographique, alors que le nombre de terrains disponibles plafonne. Or rareté oblige, les prix décollent.

Mais l’augmentation des prix fonciers n’est pas tout : l’offre est de plus en plus déconnectée de la demande. Comme l’explique Mohamed Charif Houachmi, consultant à l’agence immobilière Lazrak à Casablanca, « le prix du foncier a un effet d’entraînement sur les prix de l’immobilier. Car le promoteur est dans la nécessité de répercuter le prix du terrain sur celui de l’habitat. Donc par logique de rentabilité, nécessairement les promoteurs se doivent de proposer uniquement du haut standing, dans le centre. » De plus en plus de clients recherchent des appartements modestes, d’environ 100m2, entre 800.000 et 1.200.000 dh. Ce qui correspond à la capacité moyenne d’emprunt d’un cadre, poursuit M. Charif Houachami. Mais faute de trouver ce type de produits, beaucoup doivent se tourner vers des appartements de haut standing. Et donc renoncer à être propriétaire. « Il y a 10% de personnes qui peuvent se permettre d’acheter, et qui louent donc aux 90% autres. » Une situation étonnante, qui accumule gaspillages de ressources et inégalités. Alors certes il y a bien des terrains moins chers, où il peut être rentable de proposer des logements plus modestes. Mais là encore, le marché peine à assouvir la demande. M. Charif Houachami pointe du doigt un manque de professionnalisme chez bon nombre de promoteurs, qui, souvent néophytes, réalisent leur premier (voire unique) projet, et qui en font donc un produit haut de gamme pour maximiser leur retour sur investissement. C’est ainsi que les appartements et les studios de moyen standing sont très rares. Ce à quoi s’ajoute encore un problème de commercialisation. Les agences immobilières proposent en effet assez peu de locations modestes aux particuliers, sachant qu’il y a au Maroc « 30 millions d’agents immobiliers », pour reprendre l’expression, désormais célèbre dans le milieu immobilier, du patron du groupe immobilier français Century 21. La quête d’un appartement se faisant souvent par bouche-à-oreille, il est difficile de trouver une liste exhaustive de l’offre. Cette opacité du marché explique en partie également les prix en cours actuellement.

Peut-on espérer une accalmie du marché ? Le secteur de l’immobilier casablancais est dans l’attente du nouveau plan d’aménagement urbain de l’Agence urbaine. Le dernier plan, datant de 1998, ne parvient en effet plus à canaliser les demandes des promoteurs.

Un haut responsable à l’agence urbaine assure qu’un nouveau plan est à l’étude, et devrait entrer en vigueur en 2008. Si l’on ne peut pas en connaître d’ores et déjà les grandes lignes, il devrait néanmoins « s’inscrire dans la continuité des choix historiques de la ville ». A savoir réserver les constructions d’immeubles au plein centre, et privilégier la restructuration de logement, quitte à réhabiliter les bidons ville, plutôt que construire du neuf, compte tenu de la raréfaction du foncier dans la métropole. Principale nouveauté de ce prochain plan : le projet de création d’une ceinture verte de 300 ha autour de la ville, à proximité de la rocade, afin de lutter contre l’insuffisance en espaces verts dont souffre Casablanca. Reste qu’entre la circulation, le logement, et les espaces verts, le prochain plan aura fort à faire pour être gagnant sur tous les tableaux.

Antony Drugeon, LIBERATION, 21 & 22 octobre 2006

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Oct 15, 2006
Tariq Ramadan interroge la pratique religieuse

Compte-rendu de la conférence « Islam et culture » donnée par Tariq Ramadan, le samedi 7 octobre 2006 à Casablanca.

Le centre culturel Sidi Belyout à Casablanca a accueilli samedi dernier Tariq Ramadan, qui à l’occasion de la sortie de son livre Vie du prophète Muhammad a tenu une conférence sous le thème de « équilibre entre matérialité et spiritualité à la lumière de la vie du prophète ». L’occasion pour lui de mettre en garde contre une pratique de la religion purement formelle, vidée de son sens spirituel. Face à un auditoire d’environ 300 personnes, le professeur d’islamologie est revenu sur des épisodes de la vie de Mahomet, pour souligner que chaque détail de l’existence même en apparence insignifiant peut se révéler utile à la propre réforme de l’individu par la suite. Tariq Ramadan a donc défendu sa vision du musulman comme étant celle d’un individu faisant toujours un travail sur lui-même pour chercher le sens de son existence. Rappelant que le ramadan fut pour Mahomet un exil intérieur, il a exhorté l’auditoire à ne pas voir dans le ramadan qu’un jeûne, insistant sur la pureté des actes et des sentiments également. « Malheureusement nous sommes trop formalistes » a-t-il regretté, craignant que le ramadan ne devienne une période de festivités et de festins comme Noël, au détriment de la valeur spirituelle du rite. Tariq Ramadan a défendu ce retour sur soi à fin responsabilisation. « L’islam n’entretient pas la victimisation, mais plutôt la responsabilisation » car si la religion, du point de vue formel, trace la frontière entre le bien et mal, et donc permet de juger, du point de vue spirituel, en revanche, le pratiquant est invité à « trouver 70 excuses à son frêre » pour lui pardonner. Cette dialectique entre le jugement (‘adl) et l’amour de Dieu (ihssane) est trop souvent déséquilibrée du côté du jugement, estime Tariq Ramadan.

L’auditoire, attentif, a semblé estimer au plus haut point l’intervention. Au moment des questions, de nombreux intervenants ont évoqué les problèmes de mésentente entre l’islam et l’Occident. Tariq Ramadan, qui revendique son rôle de pont entre les deux, a mis en garde contre le « piège de la polarisation » en deux blocs. Invitant les musulmans à ignorer les provocations comme les caricatures danoises de Mahomet, il a souligné le rôle contre-productif joué par les réactions émotives et excessives de certains musulmans. Concernant les récents propos du papa sur l’islam, il a défendu une position relativement originale puisqu’il n’a pas vu dans les propos de Benoît XVI d’agression vis-à-vis de l’islam à l’exception d’une autre partie de ce même discours qui considère l’Europe comme exclusivement chrétienne et grecque. Or selon lui la population musulmane en Europe aura doublé dans 50 ans, et l’islam ne peut donc continuer à être perçu comme extérieur à l’occident. S’il a refusé que la religion musulmane puisse être qualifiée de violente par essence, il a invité les critiques de l’islam à se pencher sur les sources des violences avant de les juger. Une façon de défendre, à côté de l’idée de justice, celle de justesse. Comprendre avant de juger.

Antony Drugeon, LIBERATION, 14 & 15 octobre 2006

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Oct 8, 2006
Derrière la difficulté de la langue, l’obstacle culturel

Dossier centres d’appels au Maroc

Les clients de ces téléconseillers ne doivent pas savoir qu'ils appellent au Maroc.
Les clients de ces téléconseillers ne doivent pas savoir qu'ils appellent au Maroc.

Derrière la difficulté de la langue, l’obstacle culturel

« Allo M. X, ici Julien Diet. Je suis viticulteur de la maison de x dans la région de Bordeaux (région fameuse en France pour la qualité de ses vins, NDLR) » C’est ainsi que Hakim commence chacun de ses appels vers la Belgique, où il démarche des particuliers référencés dans l’annuaire pour vendre des caisses de vins. Une démarche qui réussit d’autant plus que le télévendeur parvient à se faire passer pour un authentique professionnel français du vin. D’ailleurs, Hakim, qui n’a jamais bu la moindre goutte de vin, n’a pas le droit de révéler qu’il travaille à Casablanca. Et cette situation est très répandue dans les différents centres d’appels au Maroc. Car l’investisseur, le plus souvent français, tient à préserver son image de marque. Donc à paraître proche de son client.

Mais il n’est pas évident de créer une telle illusion de proximité. Il y a tout d’abord une difficulté liée à la langue. Certes les centres d’appels trouvent aisément au Maroc une main d’œuvre parlant français, mais la maîtrise de certains termes techniques fait parfois défaut. En outre, se faire passer pour un Français implique de comprendre toutes les expressions françaises, même les plus sophistiquées. Mohamed, 24 ans, superviseur au centre d’appel d’un fournisseur d’accès Internet, avoue ainsi être resté perplexe face à une expressions comme « couler comme le bon Dieu en culotte de velours » ou ne pas avoir su écrire « rue des tourterelles ». Quelquefois les clients s’amusent à déceler les imperfections de prononciation, d’accent, chez leur interlocuteur. Pas dupes, ils reçoivent une réponse préparée: « Non, je ne suis pas au Maroc, nous sommes à Rennes, près du supermarché x, sur le boulevard Jeanne d’Arc… Oui, je m’appelle bien Martin et pas Mohamed. »

Même une parfaite maîtrise de la langue française ne suffit pas. Beaucoup de centres d’appels se rendent compte que leurs employés peinent à comprendre les adresses, les propos des clients relatifs à l’actualité nationale, à la politique même, les différents indicatifs téléphoniques, les administrations, etc. Autant de méconnaissances qui trahissent le télé conseiller.
Alors les centres d’appels ont réagi et proposent quelquefois des formations préliminaires. Mais les entreprises ont souvent des exigences spécifiques, et ont besoin de personnes réellement très familières de la culture du pays concerné. D’où ce partenariat original entre de nombreuses sociétés et les instituts français au Maroc. En effet, connus pour leur dimension culturelle, les instituts français proposent depuis 2002 des cours spécifiques aux entreprises intéressées. Avec un programme quelquefois ambitieux. Ainsi, au moment de la campagne référendaire sur la constitution européenne, les instituts français ont même dû programmer des cours pour enseigner la construction européenne, afin que les télé conseillers comprennent les réflexions des clients français. Et désormais, c’est la campagne présidentielle française qui pourrait bien s’inviter dans les programmes. Cette démarche inattendue prend la forme de cours du soir, payés par l’entreprise pour ses salariés. Lesquels, à raison parfois de 10h par semaine, se familiarisent ainsi avec l’univers quotidien des Français. C’est comme cela que la plupart des Français faisant recours aux services des centres d’appels au Maroc ne se doutent même pas d’avoir passé un coup de fil au delà des mers.

Antony Drugeon, LIBERATION, le 7 & 8 octobre 2006.

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Oct 8, 2006
DOSSIER SPECIAL – Le Maroc à l’heure des centres d’appel

Dossier centres d’appels au Maroc

Le Maroc à l’heure des centres d’appels

Le phénomène a été très rapide. Inexistants il y a dix ans, les centres d’appels, principalement délocalisés d’Europe et tout particulièrement de France sont désormais incontournables au Maroc. Installés traditionnellement à Casablanca, ils apparaissent de plus en plus dans d’autres villes comme Marrakech, Tanger, Fès, Rabat, et Oujda. Que ce soit pour démarcher des clients (télévente) ou pour assurer le service après-vente (télé-assistance), ou donner des renseignements. Les secteurs les plus actifs dans ce domaine depuis les années 1997-1998 ont été les opérateurs de téléphonie mobile, les assurances et les banques à distance. Puis, en 2000, ce sont les fournisseurs d’accès Internet qui ont dynamisé le secteur. A l’heure actuelle, même les acteurs publics en France comme les collectivités territoriales et les services publics envisagent de créer leur centre d’appels. Face à cette explosion de demande en centres d’appels, le Maroc est actuellement en tête des préférences de délocalisation de la part des entrepreneurs français. En l’espace de trois ans, plus de 10.000 emplois auraient ainsi été créés dans des centres d’appels français délocalisés, dont 7.000 au Maroc. Car lorsque «un téléopérateur au Maroc coûte, charges comprises, 4500 dirhams par mois et travaille au moins 44 heures par semaine», explique Jean-Christophe Berthod, un haut responsable du Groupe français Alpha, son collègue en France touche plus du double pour un peu plus de 35 heures de travail. Au Maroc les centres d’appels drainent donc de nombreux jeunes intéressés par les salaires, supérieurs à la moyenne. Mais les conditions de travail éprouvantes de ces centres expliquent l’importante démotivation de ces salariés. En effet dans ces grandes équipes de 50 à 400 employés, une structure hiérarchique bien rodée permet de contrôler le travail de chacun et la pression est permanente. Horaires, résultats, efficacité, tout conditionne l’avancement de la carrière et le salaire. Beaucoup sont donc en permanence en quête d’un autre travail, mieux payé ou moins contraignant. Mais néanmoins certains centres parviennent à conserver une équipe composée non-exclusivement de jeunes. On y voit donc aussi bien des jeunes décrochant leur premier emploi après leurs études que des pères de famille trentenaires ou quarantenaires. De quoi laisser penser que ces centres s’inscrivent dans une démarche de long terme, et comptent rester au Maroc.

Antony Drugeon, LIBERATION, le 7 & 8 octobre 2006

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Oct 8, 2006
Le retour du travail à la chaîne

Dossier centres d’appels au Maroc

Travée de centre d'appel casablancais.
Travée de centre d'appel casablancais.

Le retour du travail à la chaîne

Avec l’avènement d’une société de services, où l’industrie et le travail mécanisé décline, on avait espéré un temps que le travail serait de moins en moins répétitif. La société de services serait la société du relationnel, donc du travail humanisé. Mais les prévisions optimistes faites par les économistes il y a quelques années ont du plomb dans l’aile. Car si les centres d’appels sont l’exemple même de l’essor des services dans l’économie, ils n’en sont pas moins des exemples de néo-taylorisme.
L’organisation du travail, caractérisée par la recherche de la rentabilité optimale, favorise des conditions de travail éprouvantes. Mehdi H, 23 ans, téléconseiller pour un opérateur téléphonique, témoigne : « Le travail est si prenant que le soir, je n’ai plus envie de faire quoi que ce soit« . Les horaires l’expliquent en grande partie : généralement six jours sur sept de travail, à raison de journées de 9h. Mais le décalage horaire avec la France, principal pays partenaire, justifie que de nombreux Marocains commencent leur journée de travail dès 6h du matin. Ces horaires contraignantes sont le principal motif de démotivation des employés. Adil M., 25 ans, et qui travaille également dans un centre d’appel à Casablanca, est nettement moins enthousiaste qu’au moment de son embauche, lorsqu’il arrivait tout droit de Oujda, il y a tout juste trois mois : « Les consultations chez le médecin, les courses, les démarches administratives, et tout simplement les loisirs, pour tout ça je n’ai plus le temps! » peste-t-il, en rajoutant « il me faut des fois prendre des congés pour aller chez le médecin« . Ceux qui quittent ces centres d’appels le font principalement pour cette raison, faute de trouver de contrat à temps partiel.

Mais outre ces semaines chargées, les employés doivent faire face à un stress permanent. Car chaque salarié est sous-évaluation permanente. Dans les centres de réception d’appels, chaque employé est susceptible de faire l’objet d’écoutes. Ces écoutes, fréquentes, contrôlent la maîtrise du français, les connaissances des scripts, la politesse, etc. Et donnent lieu à une notation, qui joue un grand rôle dans l’évolution de carrière de l’employé. Dans les centres d’émission d’appels, le système est différent, car il n’y a pas de service d’écoute. Mais le stress est peut-être plus important. En effet, ces centres sont souvent consacrés au démarchage auprès de clients européens. Dès lors, chaque vendeur est placé devant une obligation de résultat, qui impacte fortement le salaire. Ce qui devient une source de stress à part entière. Hanane, 21 ans, par exemple, démarche des particuliers en Belgique pour le compte d’une société de maquillage. Elle doit passer plus de 400 appels par jour pour réaliser tout au plus deux ou trois ventes. Un rythme rapidement décourageant. Et pourtant, Hanane doit chaque jour réaliser au moins une vente pour ne pas se voir prélever 3 heures de salaire. Une menace qui chaque jour lui fait mettre en jeu 60 dh.
Stressant également, le contrôle de l’assiduité, qui met souvent en péril l’évolution professionnelle pour le moindre retard. Les promotions se gagnent et se perdent en minutes de retard, lorsque la compétence professionnelle est sensiblement la même. De fait, il n’existe aucun moyen d’échapper à son travail et à la surveillance de la direction. Oussama, 20 ans, salarié du centre d’appel de HP à Casablanca, explique même: « Si l’on passe trop de temps à faire des manipulations sur l’ordinateur sans passer d’appels, le « team manager » nous rappelle à l’ordre. » Horaires astreignants, surveillance étroite et efforts permanents sont donc le prix à payer pour avoir un salaire relativement plus favorable que dans d’autres secteurs.

Antony Drugeon, LIBERATION, le 7 & 8 octobre 2006

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Oct 7, 2006
Entretien avec Tariq Ramadan

A l’occasion de sa conférence « Islam et culture » tenue à Casablanca le 7 octobre 2006

Entretien avec Tariq Ramadan

Libération : Vous vous réclamez d’un islam réformiste mais certains vous accusent de vouloir « islamiser la modernité ». Quel est votre projet réformiste ?
Tariq Ramadan : Il faut commencer par déconstruire ces questions elles-mêmes. Car poser le débat en ces termes, c’est opposer les deux notions, islam et modernité. Ce qui suppose que l’un des deux doit l’emporter sur l’autre. Mais c’est une hypothèse scientifiquement fausse, historiquement non-fondée, et absolument non vérifiée dans l’expérience. Je travaille simplement à aider les musulmans en Occident à être eux-mêmes, mais en France particulièrement l’intégration est synonyme de renoncement à ses origines. Être soi-même, rester musulman, ce serait participer à l’islamisation du pays ! Or on peut très bien être à la fois européen et musulman. Il faut admettre que chaque tradition peut mener à l’universel, qu’il n’y a pas nécessairement de conflit entre les visions du monde musulmanes et européennes. Les points communs entre les deux sont nombreux, et conduisent à l’entente mutuelle ; les cas de conflit entre les principes du pays d’accueil et ceux de la culture musulmane, comme le cas du foulard, sont rares, mais ils supposent une adaptation. Après tout, l’islam peut s’accommoder des différences culturelles locales. Beaucoup de musulmans croient que l’unicité de l’islam signifie l’uniformisation. Pas du tout ! La seule exigence que j’ai vis-à-vis des pays occidentaux, c’est de leur demander le droit d’être soi-même. La charia, ce n’est pas comme on le dit souvent en Europe un code pénal précis et rigide, mais c’est aussi et surtout un corpus de valeurs, de principes que l’on doit se choisir en accord avec sa société.

Libé : Vous avez récemment critiqué les propos du pape comme une nouvelle provocation à l’égard des musulmans, après l’affaire des caricatures de Mahomet. Mais n’y a-t-il pas une distinction à faire entre la critique de l’islam par la droite européenne populiste et l’attitude d’une certaine gauche européenne et française en particulier, avec le journal français Charlie Hebdo par exemple, dont la culture politique est hostile à l’idée même de religion, ce qui ne vise donc pas exclusivement l’islam ?
TR : La tradition politique de la satyre est effectivement une réalité de l’histoire de la gauche en France. Mais je ne pense pas que Charlie Hebdo (journal satyrique français qui avait publié les caricatures de Mahomet, et poursuivi en justice par des associations musulmanes, NDLR) s’inscrive dans cette tradition. C’est une évolution récente, mais la direction de Charlie Hebdo est animée d’un souci de la provocation perpétuelle et systématique, c’en est presque obsessionnel. Les propos de Philippe Val et de Caroline Fourest sont racistes, il n’y a pas de respect des personnes dans leurs discours. Je préfère ignorer ces gens, plutôt que de leur faire de la publicité en les poursuivant en justice. Je n’ai pas de respect intellectuel pour eux.

Libé : Votre conférence porte sur les liens entre culture et spiritualité. Ne peut-on parler de mélange des genres entre la culture arabe et la religion musulmane ?
TR : Bien sûr, et c’est une confusion problématique. La langue arabe n’est que le média, le vecteur du message de l’islam, mais cela suffit pour instituer l’idée selon laquelle le « meilleur » islam serait celui des Arabes. Beaucoup d’exégèses ont été faites à partir de la culture arabe. Mais c’est faux, la culture arabe n’est pas la culture de l’islam. Quelquefois, la culture arabe s’oppose même aux principes de l’islam, ou devient le prétexte, la justification de pratiques au nom de l’islam. Car le texte étant en arabe, on est facilement tenté par des interprétations littérales. Mais si l’islam est universel, les cultures elles sont relatives. Il faut donc savoir être critique sur toutes les cultures et en prendre le meilleur. Par exemple, si la pudeur est le principe universel défendu par l’islam, elle peut connaître des modalités d’application différentes selon les cultures. Ainsi le noir est la couleur de la pudeur pour les Arabes, mais pour les Africains on peut parfaitement porter des vêtements très colorés et être pudique.

Libé : Le rapport à la femme est-il un autre exemple de prégance de la culture arabo-méditerranéenne sur l’islam à proprement parler ?
TR : Tout à fait. L’approche culturelle projette des choses dans la religion telles que la violence conjugale, les mariages forcés, l’excision, alors que ce sont des éléments absents des textes. Il faut en prendre conscience et ne pas avoir peur d’évoluer sur ces questions.

Libé : Comme sur l’éventualité de l’imamat pour les femmes ?
TR : Il existe plusieurs rites en islam, actuellement le rite malikite ne reconnaît pas aux femmes le droit de conduire la prière. Cela changera peut-être un jour, après tout il est possible de regarder ce qui se fait dans les autres rites. Mais je ne pense pas qu’il faille dire au rite malikite ce qui ne va pas chez lui, tout changement doit être mûri de l’intérieur. Je souhaite que le débat se construise en interne à partir de la réalité marocaine. Mais je considère que l’imamat féminin n’est pas la question la plus importante, ce qui compte beaucoup plus c’est que des femmes soient formées et soient capables de former. C’est là une grande évolution, car elle permet de favoriser l’accès à la connaissance, de donner une opinion.

Propos recueillis par Antony Drugeon, LIBERATION, le 14 & 15 octobre 2006

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