Quand Marseille défile pour Gaza

Antony DRUGEON

Animateur de communauté associative

Jan 16, 2009
Quand Marseille défile pour Gaza
La porte d'Aix aux couleurs palestiniennes, le samedi 10 janvier. Photo : Antony Drugeon (CC)
La porte d’Aix aux couleurs palestiniennes, le samedi 10 janvier. Photo : Antony Drugeon (CC)

Un peu partout en France, le samedi 10 janvier a pris les couleurs palestiniennes. Plongée au cœur de la manifestation marseillaise pour Gaza.

14h30, porte d’Aix, à Marseille. Le grouillement, habituel à ce croisement à deux pas du très populaire marché du soleil, a quelque chose de plus « figé ».Deux camionnettes, des hauts parleurs, une banderole et des drapeaux rappellent aux passants que la journée est celle de la grande manifestation marseillaise en solidarité avec Gaza. En ce jour, Marseille tente de réitérer et d’amplifier la manifestation du samedi précédent.
Les Marseillais, mi passifs, mi mobilisés, se toisent. Les passants marchent d’un pas quelquefois pressé ; parfois ils s’arrêtent, et lancent des regards à la fois curieux et emphatiques, face à la forêt de drapeaux rouges, noirs, blanc et verts [les couleurs du drapeau palestinien, NDLR] qui s’agitent. Mais les deux Marseille, mobile pour l’une, mobilisée pour l’autre, se côtoient sans se parler. Un passant crie « Israël criminel !» en se glissant furtivement le long de la foule en formation, sans se détourner de son chemin. Une mère, portant le hijab, dans le cortège naissant, affiche pro-palestinienne à la main, s’exclame, amère : « On dit pas ça comme ça, pour rigoler ! », les sourcils froncés. Sa fille, 7 ans, drapée dans un drapeau palestinien, reprend, joyeuse : « Israël criminel ! ». La mère se retourne, interloquée.

Poupée brandie par des manifestants pro-palestiniens. Photo : Antony Drugeon (CC)
Poupée brandie par des manifestants pro-palestiniens. Photo : Antony Drugeon (CC)

Ambivalente, duale, Marseille le demeure en toute occasion. Les banderoles et les slogans étaient précisément l’occasion d’exprimer cette dualité. Le cortège ne s’est pas encore mis en marche qu’une discussion vive oppose un homme, dont la pancarte arbore une étoile de David et une croix gammée, reliées par un signe égal. Une femme s’adresse à l’homme sur un ton conciliant, mais ferme : « Il ne faut pas faire cet amalgame !.. Tous les Juifs ne sont pas d’accord avec ce qui ce passe ». L’homme, visiblement agacé d’être sermonné, concède en maugréant chercher un marqueur pour rajouter les deux traits « pour faire le drapeau israélien, alors ». Avant de se sauver plus loin, dans la marée humaine, d’où jaillissent quelques drapeaux irakiens, libanais, et mille pancartes, en plus des drapeaux palestiniens.
Mme Njeim, de son nom, « patrouille » en effet parmi la foule, à la traque des banderoles litigieuses. « Je suis mariée à un Palestinien, et je devais venir ici », explique cette Française dans la quarantaine, pour manifester mais aussi « ne serait-ce que pour calmer le jeu, ce que je ne suis pas la seule à faire d’ailleurs, beaucoup de Marseillais, musulmans, font aussi ce travail », souligne-t-elle. Mi rationnelle, mi virevoltée, Marseille a donc vu son cortège s’ébranler peu après 15h.
Les organisateurs s’en étaient tenus à des mots d’ordre mesurés, « excluant le mot Hamas, mais insistant sur la participation du peuple marseillais, sans référence religieuse », explique Mustapha, 50 ans, la voix éraillée après avoir scandé au micro, une demi-heure durant, les motifs légitimant la manifestation.
Au cri de « Gaza debout, jamais à genoux ! », « Nous sommes tous des Palestiniens ! », « Israël assassin ! », les manifestants, estimés à 20.000 personnes selon les organisateurs, à 4.500 selon la police, ont descendu le boulevard des Dames pour rallier le boulevard de la République, jusqu’au Vieux Port, avant de s’engouffrer dans la rue du Paradis, qui abrite le consulat israélien. Toutefois l’accès à celui-ci était empêché par les CRS qui bloquaient la rue, poussant le défilé à rejoindre la préfecture toute proche. C’est là que les manifestants se sont progressivement dispersés, dans le calme.Le cortège, quoique vindicatif, est resté calme. Photo : Antony Drugeon (CC)
Le calme, c’était précisément l’obsession des organisateurs, soucieux de ne pas voir les plus excités décrédibiliser tout le mouvement. Un souci partagé par les manifestants les plus anonymes. Ainsi, alors que de nombreux commerçants baissaient le rideau de fer de leur boutique, dans la rue de Paradis, la tension a, l’espace d’un instant, monté, lorsque des jeunes ont couverts de huées les clients huppés sortant des boutiques chics encore ouvertes. « Dans ce quartier ce sont tous des Juifs ! » lance un jeune homme, tentant de pardonner l’ambiance, prompte aux débordements. Mais ceux-ci n’ont jamais vraiment éclaté, grâce à la vigilance des manifestants les plus âgés, qui par exemple jetèrent leurs regards foudroyants sur un jeune de 13 ans qui tapait du poing un rideau de fer, avant que de fermes « Non ! » ne montent spontanément à l’attention du gamin. Fausse alerte.
La manifestation n’aura pas démentie les critiques de ceux qui font de cette mobilisation un phénomène communautaire, qui touche quasi-exclusivement les Arabes. De fait, une très large majorité de manifestants étaient Arabes ; à l’image de la ville, rétorquera-t-on. Pour Ali H., un jeune Franco-Libanais manifestant avec son drapeau jaune du Hezbollah, il faut plutôt regretter que la manifestation n’aie pas davantage d’ampleur, compte tenu des effectifs de la population arabe et musulmane dans la ville. « Finalement, à Marseille, il y a beaucoup de Français [de souche, NDLR] qui manifestent, par rapport à tout ce qu’il y a comme Arabes » déplore-t-il. Ce qui n’a nullement empêché les manifestants de crier « Allahou Akbar » avant de traiter le président égyptien Hosni Moubarak de traître, alternativement en français et en arabe, tout comme le président français Nicolas Sarkozy.

Antony Drugeon
La manifestation est restée pacifique. Photo : Antony Drugeon (CC)

Pour Noëlle M., enseignante retraitée et grande habituée des mobilisations syndicales, c’est l’occasion de renouer avec les manifestations. « Ça faisait longtemps, raconte-t-elle, que je n’ai pas manifesté. Mais là j’ai décidé de venir, c’est important parce que j’ai peur qu’on prépare une nouvelle génération de kamikazes, j’ai peur que les choses ne virent à la guerre de religion ». La soixantaine, derrière ses lunettes, elle partage sa révolte avec Rabia Zeroual, une Franco-algérienne venue manifester avec ses amies « en tant que mère ». Sous une banderole rose et bleue où s’affiche « Maman, pourquoi la guerre ? » entre deux poupées relookées au keffieh, le poing en l’air, elle s’insurge : « Le problème c’est que dès qu’on critique Israël, on est soi-disant contre les Juifs ». Elle n’hésite pas à citer Comment le peuple juif fut inventé, de Shlomo Sand, cet ouvrage controversé en Israël pour faire du peuple juif une invention artificielle des auteurs sionistes XIXe siècle. « Le problème c’est que ce pays [Israël, NDLR] se définit sur une base ethnico-religieuse, exactement comme l’Allemagne nazie » répète-t-elle.
Inévitablement, les discussions débordent de la situation actuelle à Gaza, pour évoquer Israël en général. Les pancartes appelant au boycott d’Israël côtoient celles condamnant le blocus, la colonisation, ou associant Israël au terrorisme et aux pratiques génocidaires.Les drapeaux palestiniens ont envahi les rues de Marseille. Photo : Antony Drugeon (CC)
Ce sont sans doute les accents antisémites de la manifestation qui ont effrayé les partis politiques, demeurés discrets en fin de cortège, tandis que le Parti Socialiste (PS) n’a pas participé au défilé. Et de fait, si le service d’ordre a efficacement fait la police parmi les pancartes, hormis l’association fréquente entre croix gammée et étoile de David, les manifestants ont parfois du mal à distinguer Juifs et sionistes, Juifs et Israël. Devant la préfecture, Harb, une Franco-libanaise vivant en France « depuis 26 ans » se dit « déçue de [son] pays ». « J’ai honte d’avoir la nationalité française, Sarkozy est complice d’Israël ! », martèle-t-elle. « Les médias français sont tenus par les Juifs, poursuit-elle, les Juifs tiennent toutes les ficelles ! ». L’entourage exclame son accord, reprenant une idée maintes fois répétée durant le défilé par des organisateurs révoltés par la partialité des médias français, dont la télévision semble être la principale cible. Les Juifs de l’Union Juive Française pour la Paix (UJFP) ne les convainquent pas : Aïcha, 37 ans, Franco-algérienne, est catégorique « Je ne crois pas qu’il puisse y avoir des Juifs honnêtes. Ils envoient tous de l’argent en Israël » affirme-t-elle, ajoutant seulement « ne pas être représentative ».

Slogans anti-Israéliens et messages de paix cohabitent dans le cortège. Photo : Antony Drugeon (CC)
Slogans anti-Israéliens et messages de paix cohabitent dans le cortège. Photo : Antony Drugeon (CC).

Cet amalgame, on le déplore, du côté de l’UJFP. Mais on ne s’en étonne plus : « C’est avant tout le fait du CRIF (Conseil Représentatif des Institutions Juives de France) qui prétend parler au nom des Juifs, et d’Israël, qui construit non pas des colonies israéliennes, mais bel et bien des colonies juives ! » accuse Pierre Stamboul, membre du bureau national de l’UJFP. « Alors, dans ces conditions, il est inévitable que tant de gens fassent la confusion » déplore-t-il. L’association, qui existe depuis 7 ans, et revendique près de 300 militants dont 40 à Marseille, « commence, se réjouit Pierre Stamboul, à être reconnue ». L’enjeu, selon lui, est simple : « Il s’agit de défendre notre peau, parce qu’Israël voudrait nous mêler à ses crimes ».
Ni noire ni blanche, la réalité à Marseille est toujours dans le contraste. La ville prépare sa prochaine manifestation, suspendue à l’espoir d’un cessez-le-feu. Entre exaltation et sentiment du devoir civique.

Antony Drugeon, L’IMAGINERE, le 11 janvier 2009.

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Oct 7, 2006
Entretien avec Tariq Ramadan

A l’occasion de sa conférence « Islam et culture » tenue à Casablanca le 7 octobre 2006

Entretien avec Tariq Ramadan

Libération : Vous vous réclamez d’un islam réformiste mais certains vous accusent de vouloir « islamiser la modernité ». Quel est votre projet réformiste ?
Tariq Ramadan : Il faut commencer par déconstruire ces questions elles-mêmes. Car poser le débat en ces termes, c’est opposer les deux notions, islam et modernité. Ce qui suppose que l’un des deux doit l’emporter sur l’autre. Mais c’est une hypothèse scientifiquement fausse, historiquement non-fondée, et absolument non vérifiée dans l’expérience. Je travaille simplement à aider les musulmans en Occident à être eux-mêmes, mais en France particulièrement l’intégration est synonyme de renoncement à ses origines. Être soi-même, rester musulman, ce serait participer à l’islamisation du pays ! Or on peut très bien être à la fois européen et musulman. Il faut admettre que chaque tradition peut mener à l’universel, qu’il n’y a pas nécessairement de conflit entre les visions du monde musulmanes et européennes. Les points communs entre les deux sont nombreux, et conduisent à l’entente mutuelle ; les cas de conflit entre les principes du pays d’accueil et ceux de la culture musulmane, comme le cas du foulard, sont rares, mais ils supposent une adaptation. Après tout, l’islam peut s’accommoder des différences culturelles locales. Beaucoup de musulmans croient que l’unicité de l’islam signifie l’uniformisation. Pas du tout ! La seule exigence que j’ai vis-à-vis des pays occidentaux, c’est de leur demander le droit d’être soi-même. La charia, ce n’est pas comme on le dit souvent en Europe un code pénal précis et rigide, mais c’est aussi et surtout un corpus de valeurs, de principes que l’on doit se choisir en accord avec sa société.

Libé : Vous avez récemment critiqué les propos du pape comme une nouvelle provocation à l’égard des musulmans, après l’affaire des caricatures de Mahomet. Mais n’y a-t-il pas une distinction à faire entre la critique de l’islam par la droite européenne populiste et l’attitude d’une certaine gauche européenne et française en particulier, avec le journal français Charlie Hebdo par exemple, dont la culture politique est hostile à l’idée même de religion, ce qui ne vise donc pas exclusivement l’islam ?
TR : La tradition politique de la satyre est effectivement une réalité de l’histoire de la gauche en France. Mais je ne pense pas que Charlie Hebdo (journal satyrique français qui avait publié les caricatures de Mahomet, et poursuivi en justice par des associations musulmanes, NDLR) s’inscrive dans cette tradition. C’est une évolution récente, mais la direction de Charlie Hebdo est animée d’un souci de la provocation perpétuelle et systématique, c’en est presque obsessionnel. Les propos de Philippe Val et de Caroline Fourest sont racistes, il n’y a pas de respect des personnes dans leurs discours. Je préfère ignorer ces gens, plutôt que de leur faire de la publicité en les poursuivant en justice. Je n’ai pas de respect intellectuel pour eux.

Libé : Votre conférence porte sur les liens entre culture et spiritualité. Ne peut-on parler de mélange des genres entre la culture arabe et la religion musulmane ?
TR : Bien sûr, et c’est une confusion problématique. La langue arabe n’est que le média, le vecteur du message de l’islam, mais cela suffit pour instituer l’idée selon laquelle le « meilleur » islam serait celui des Arabes. Beaucoup d’exégèses ont été faites à partir de la culture arabe. Mais c’est faux, la culture arabe n’est pas la culture de l’islam. Quelquefois, la culture arabe s’oppose même aux principes de l’islam, ou devient le prétexte, la justification de pratiques au nom de l’islam. Car le texte étant en arabe, on est facilement tenté par des interprétations littérales. Mais si l’islam est universel, les cultures elles sont relatives. Il faut donc savoir être critique sur toutes les cultures et en prendre le meilleur. Par exemple, si la pudeur est le principe universel défendu par l’islam, elle peut connaître des modalités d’application différentes selon les cultures. Ainsi le noir est la couleur de la pudeur pour les Arabes, mais pour les Africains on peut parfaitement porter des vêtements très colorés et être pudique.

Libé : Le rapport à la femme est-il un autre exemple de prégance de la culture arabo-méditerranéenne sur l’islam à proprement parler ?
TR : Tout à fait. L’approche culturelle projette des choses dans la religion telles que la violence conjugale, les mariages forcés, l’excision, alors que ce sont des éléments absents des textes. Il faut en prendre conscience et ne pas avoir peur d’évoluer sur ces questions.

Libé : Comme sur l’éventualité de l’imamat pour les femmes ?
TR : Il existe plusieurs rites en islam, actuellement le rite malikite ne reconnaît pas aux femmes le droit de conduire la prière. Cela changera peut-être un jour, après tout il est possible de regarder ce qui se fait dans les autres rites. Mais je ne pense pas qu’il faille dire au rite malikite ce qui ne va pas chez lui, tout changement doit être mûri de l’intérieur. Je souhaite que le débat se construise en interne à partir de la réalité marocaine. Mais je considère que l’imamat féminin n’est pas la question la plus importante, ce qui compte beaucoup plus c’est que des femmes soient formées et soient capables de former. C’est là une grande évolution, car elle permet de favoriser l’accès à la connaissance, de donner une opinion.

Propos recueillis par Antony Drugeon, LIBERATION, le 14 & 15 octobre 2006

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